Conseiller pour la sécurité nationale puis secrétaire d’État des présidents Richard Nixon et Gerald Ford, Henry Kissinger est généralement considéré comme l'une des incarnations les plus emblématiques de la Realpolitik.Biographes et historiens se sont essayés à décrire son œuvre, à apprécier la marque qu'il avait imprimée aux événements, à mieux comprendre sa personnalité, dont les fulgurances, au fond, n'ont cessé de fasciner ses contemporains.Aucune étude synthétique n'avait cependant été entreprise pour caractériser le réalisme auquel est couramment associé le nom de Kissinger. Le fait que celui-ci se soit engagé dans l'arène du pouvoir a pu, probablement, dissuader les analystes, accaparés par des débats plus abstraits, de s'intéresser aux sources intellectuelles de sa vision. Or, loin de se réduire à une simple praxis - πρᾶξις - déterminée par des motivations immédiates, la Weltanschauung d'Henry Kissinger se signale par sa cohérence et est structurée par un certain nombre d'invariants fondamentaux.Sa pensée et son action, en fait inséparables, définissent la ligne claire d'un réalisme historique vraiment classique, intellectuellement antérieur aux théories ébauchées après la Seconde Guerre mondiale et virtuellement contemporain de la diplomatie de cabinet pratiquée par les puissances européennes aux XVIIIe et XIXe siècles. Révélée dans ses multiples œuvres, qui vont de sa thèse, publiée en 1957, à Leadership, paru en 2022, la pensée de Kissinger donne la formule d’un réalisme qui, à la différence de la théorie de Hans Morgenthau, pourtant présenté, de façon rapide, comme le fondateur du classicisme, s'appuie, pour expliquer les logiques innervant le système mondial, sur l'action historique des États souverains et fait l’économie de toute réflexion sur les liens supposés de la conflictualité avec la nature humaine.Ami du très weberien Raymond Aron, Henry Kissinger établit un pont entre l’œuvre des promoteurs de la souveraineté, dont Jean Bodin et le cardinal de Richelieu, et sa reformulation selon des concepts germaniques, esquissée au XIXe siècle.Sa lecture du monde procède d'une valorisation de l'histoire, comprise en termes proches de la façon dont la concevait Leopold von Ranke, soit comme le reflet de la vie des personnes publiques souveraines que sont les États, une dimension à part et politique par excellence de la réalité, où, sur fond d'anarchie, leur cohabitation conflictuelle ne peut être régulée que par la construction diplomatique d'un équilibre. Son œuvre s'entend ainsi comme une véritable "cliopolitique", distincte du réalisme moderne de nature anthropologique de Morgenthau, autant que des néoréalismes structuralistes inspirés par Kenneth Waltz.L'équilibre des puissances pris pour perspective par Kissinger procède, en fait, d'une promotion de l'intérêt national, qui proportionne la volonté de puissance des États. L'ordre du monde devant en résulter constitue le terme des ambitions de Kissinger. Pour durer, cet ordre doit concilier la reconnaissance de la pluralité des unités politiques souveraines avec leur adhésion à des usages partagés, propres à asseoir sa légitimité.L’équilibre ainsi conçu fait place, à côté de la mesure physique de la force, à un élément psychologique, l’engagement des hommes d’État, et à un élément moral, la légitimité de l’ordre mondial et le sens des continuités historiques. Il donne toute sa valeur au jeu de la diplomatie. En cela, la pensée d’Henry Kissinger est une vraie pensée de la paix, non de celle des philosophes, mais de la paix donnée par l’histoire, la paix des équilibres entre souverains.Henry Kissinger a donc illustré dans ses réflexions et mis en œuvre dans sa politique une Weltanschauung westphalienne axiologiquement neutre, valorisant l'arkhè historique (ἀρχή), au sens de précédent normatif, mais aussi, par extension, d'usages fondateurs en diplomatie, qui, partagés par les États et par leurs leaders, contribuent à étoffer un ordre mondial légitime.