Présentation
L'opinion publique est devenue un acteur central du jeu politique au terme d'un lent processus de transformation des systèmes politiques amorcé, pour les pays occidentaux, avec les révolutions politiques des XVIIIe et XIXe siècles. L'une des principales innovations consista en cette « révolution des pouvoirs » (Gauchet, 1995) qui fit du peuple – au moins théoriquement et symboliquement – le souverain politique de ces sociétés et plaçait désormais l'exercice du pouvoir sous « l'œil de l'opinion ». Pour les révolutionnaires et leurs contemporains (Tackett, 2004), l'opinion publique devenait dès lors le « tribunal » des gouvernants. L'introduction du suffrage universel, d'abord, l'acculturation au rituel de la compétition électorale, ensuite, le phénomène des médias de masse, enfin, ont institutionnalisé cette recomposition des rapports gouvernants-gouvernés. Au point de justifier l'élaboration au fil du XXe siècle des concepts de « démocratie d'opinion » ou « démocratie du public » (Manin, 1995) pour caractériser le fonctionnement des régimes politiques modernes. Mais, pour certains spécialistes, cette opinion publique dont on a pourtant chanté le triomphe (Reynié, 1998) n'existerait plus aujourd'hui qu'à la façon d'un artefact aux mains des médias et des professionnels de la politique, et serait réduite – en somme – à sa mesure quotidienne par les « enquêtes » des sondeurs et les commentaires qu'elles suscitent (Blondiaux, 1998, Rambaud, 2012). Ainsi, par un paradoxe troublant de l'histoire, la démocratie d'opinion signifierait en fait la mort de l'opinion démocratique. Dit autrement, loin des représentations idéalisées d'un espace public démocratique fondé sur la prise de parole en public et la délibération égalitaire (Habermas, 1978), les citoyens actuels ne seraient plus que les unités anonymes traduisant les tendances travaillées par les spin doctors, quantifiées, auscultées et souvent même générées par des entreprises spécialisées, hier les instituts de sondages (Champagne, 1990), aujourd'hui les dispositifs de concertation (Gourgues, Mazeaud, 2019). Et dans cette perspective, étudier l'opinion reviendrait finalement à décortiquer le phénomène social, médiatique et politique que constitue l'omniprésence des stratégies de communication et des sondages combinée à l'introduction de moments de participation encadrée dans les démocraties représentatives (Blondiaux, 2008).
Fut-elle provocante, cette façon d'entrer dans le problème n'est pas totalement infondée si l'on considère que, des deux côtés de l'Atlantique, les contempteurs de la « médiacratie » et de la « politique-spectacle » le posent à peu près dans ces termes-là depuis les années 1960-1970 (Ellul, 1967). Après la thématique des foules psychologiques manipulées par la propagande et ses déclinaisons, thème qui a longtemps occupé les discours politiques et savants des années 1890 (avec les thèses à succès Gustave Le Bon) à la Deuxième Guerre mondiale, c'est depuis lors une autre thématique, celle de la « démocratie des sondages » et du « tout-communication », qui enchâsse l'essentiel des débats tant politiques que scientifiques sur la définition de l'opinion publique et de son rôle effectif dans les systèmes politiques contemporains (Hubé, Rivière, 2008). Certes, la réalité d'un enjeu pris dans une telle controverse est presque toujours plus complexe que ce qu'en disent les adversaires en présence. Et, même quand elles flirtent avec la caricature, les controverses historiquement nouées autour de la notion d'opinion publique désignent en creux les cadres sociaux du juste, du bien et du souhaitable en la matière. Il s'agit toujours au fond de discuter du lien démocratique, comme principe fondateur, idéal ou référence de la Cité (Rousselier, 2015). Dans cette perspective, la psychologie des foules, la propagande de masse, les sondages par échantillons, la communication stratégique ou les dispositifs participatifs ont successivement cristallisé la question d'une technique d'expression et de médiation qui pourrait refonder – ou empêcher, c'est selon – la relation entre les gouvernants et les gouvernés. Le fourmillement des prises de parole spontanées sur les réseaux socio-numériques, l'ampleur du mouvement des Gilets jaunes et leur revendication d'une démocratie plus participative (thème du « RIC ») actualisent l'existence d'une critique « par le bas », formulée par « citoyens ordinaires » à l'encontre d'une représentation politique en mal de représentativité (Laugier, Ogien, 2014). Quels sont les vertus et les défaillances des dispositifs par lesquels les opinions sont exprimées et mesurées aujourd'hui ? Sondages et ingénieries participatives garantissent-elles ou menacent-elles le pacte de la démocratie représentative ?
L'opinion publique est tout à la fois un principe fondamental de la théorie démocratique contemporaine, un objet d'études (des sciences sociales ou des « experts » de l'opinion et du commentaire politique) et un paramètre-clé des sciences de gouvernement (Nollet, 2013 et 2014). Or, sous le coup des controverses et des critiques qui traversent aujourd'hui l'espace public, ces trois dimensions d'un même objet voient la netteté de leurs contours respectifs se dissiper. Il convient donc être de les remettre sur le métier de la réflexion pluridisciplinaire pour tenter de rendre intelligible les nouvelles formes d'une question aussi vieille que nos démocraties. Cette école d'été a vocation à en dresser un nouvel état des lieux, en confrontant les analyses des chercheurs et celles de professionnels de l'opinion.
Programme
Mercredi 21 octobre
(Faculté de droit)
17h00 : Table-Ronde Pluridisciplinaire - La recherche de sens : Qu'est-ce que « l'opinion publique » aujourd'hui ?
Avec :
Régis Ponsard, Université de Reims
Julien Broch, Aix-Marseille Université
Hélène Thomas, Aix-Marseille Université
Odina Benoist, Aix-Marseille Université
Magali Nonjon, Sciences Po Aix
Animation du débat :
Philippe Aldrin, Professeur à Sciences Po Aix
Xavier Magnon, Professeur à la Faculté de Droit et de Science politique d'Aix-Marseille, directeur de l'ILF
Thierry S. Renoux, Professeur à la Faculté de Droit et de Science politique d'Aix-Marseille
20h00 : Fin
Jeudi 22 octobre
(Faculté de droit)
9h00 : Mot d'ouverture
Xavier Magnon, Professeur à la Faculté de Droit et de Science politique d'Aix-Marseille, directeur de l'ILF
9h30 : Introduction générale - Les sciences sociales de l'opinion publique aujourd'hui
Philippe Aldrin, Professeur à Sciences Po Aix
Session 1 - Quelle(s) opinion(s) publique(s) à l'heure des réseaux sociaux ?
10h00 : Conférence d'ouverture
Thierry Vedel, Chercheur au CEVIPOF Sciences Po Paris
10h30 : Imaginer l'opinion de “son” public : comment les candidats belges prennent-ils en compte l'opinion publique dans leur campagne ?
Inès Kalaï, Doctorante, Cherpa, Sciences Po Aix / UCL (Louvain) (Zoom)
11h45 : Discussion
Session 2 - Mieux saisir l'opinion publique par les sondages
14h00 : Conférence d'ouverture
Nicolas Hube, Professeur à l'Université de Lorraine
14h30 : Peut-on parler d'une opinion publique européenne ?
Freddy Leprodhomme, Doctorant, Faculté de Droit et de Science politique d'Aix-Marseille
15h30 : Discussion
Session 3 - L'opinion publique saisie par le droit... et le droit saisi par l'opinion publique
16h00 : Conférence d'ouverture
Romain Rambaud, Professeur à l'Université de Grenoble
16h00 : Les droits des femmes conditionnés par la force de l'opinion publique
Sabrina Bengazi, Doctorante - EDD/ Université de Lyon 3
17h30 : Discussion
18h00 : Fin
Vendredi 23 octobre
(Sciences Po Aix)
Session 4 - Peut-on dissoudre l'opinion publique dans la démocratie délibérative ?
9h00 : Conférence d'ouverture
Loïc Blondiaux, Professeur de Science politique à l'Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne
9h30 : Exprimer ses préférences démocratiques : des conceptions démocratiques à l'épreuve de la conscience discursive
Jessy Bailly, Doctorant – Cherpa, Sciences Po Aix / ULB (Bruxelles)
10h30 : Discussion
Session 5 - Le gouvernement face l'opinion dans les périodes de crise
10h45 : Conférence d'ouverture
Jérémie Nollet, Maître de conférences à Sciences Po Toulouse
11h15 : L'opinion publique en révolution : Rabaut Saint-Etienne et Boissy d'Anglas
Tom Delechelle, Doctorant - Faculté de Droit et de Science politique d'Aix-Marseille
12h15 : Discussion
Pause déjeuner
Session 6 - La crise du lien démocratique : entendre les opinions du public après Nuit Debout et les Gilets Jaunes
14h00 : Conférence d'ouverture
Albert Ogien, Directeur de recherche au CNRS, EHESS
14h30 : Démocratie et libéralisme politique : circonscrire le cadre d'expression pour redonner son sens à l'opinion publique
Marc Piton, Doctorant contractuel à l'Université Paris-Est Créteil (UPEC)
15h30 : Discussion
Session 7 - Menaces sur la démocratie : libertés et opinions publiques à l'épreuve de l'état d'urgence sanitaire
15h45 : Conférence d'ouverture
Serge Slama, Professeur de droit public à l'Université Grenoble-Alpes
16h00 : La régulation juridique de la publicité au nom de « l'opinion publique »
Keyvan Ghorbanzadeh, Doctorant - CESSP – Université Paris I Panthéon Sorbonne
17h30 : Discussion
18h00 : Mots de conclusion
Xavier Magnon, Professeur à la Faculté de Droit et de Science politique d'Aix-Marseille, Directeur de l'ILF
Contact, inscriptions : sandra.duwez@univ-amu.fr
4e Université d'automne de l'Institut Louis Favoreu, UMR DICE.