Présentation
T.H. Marshall affirme avec vigueur que les droits dont chaque personne doit pouvoir jouir ne s'étendent pas seulement aux libertés négatives et aux des droits politiques, mais bien aux droits sociaux et économiques. L'intérêt de son propos se situe à nos yeux dans la tension suivante. Les droits sociaux et économiques sont présentés comme un élément essentiel du bien-être de toute personne vivant dans une société de classe, et rendant tolérable les rapports inégalitaires inhérents à cette forme sociale. Cependant, Marshall ne déploie pas ici une théorie des droits moraux de l'individu, mais soutient que chacun doit avoir accès à la « citoyenneté sociale ». Or, la citoyenneté se définit en fonction de critères d'appartenance à une communauté politique, un groupe, etc... Il reconstruit, pour étayer son propos, la genèse et le développement des droits positifs des citoyens d'une communauté politique particulière (la communauté politique britannique). Il n'apparaît donc pas clairement, à la lecture de Marshall, s'il souhaite esquisser la logique propre de certains droits qui découlent d'une forme de solidarité entre citoyens, ou s'il s'agit simplement d'une troisième génération de droits (expression qu'il mobilise par ailleurs) venant s'ajouter aux précédents que l'individu doit pouvoir revendiquer auprès de l'Etat. Quoi qu'il en soit, la conception de Marshall a ceci de captivant qu'elle semble proposer des pistes permettant de sortir des écueils de l'individualisme et du subjectivisme tout en restant dans le cadre d'une théorie des droits. Plutôt qu'à une exégèse des idées de Marshall, nous nous intéresserons dans ce colloque : (i) à la notion fondamentale de citoyenneté sociale elle-même, qui soulève des difficultés tant du point de vue de la pensée des juristes que celle des philosophes ; (ii) à une analyse des fondements moraux et politiques du droit à (et de) la protection sociale. (iii) Il s'agira donc également de se demander si la citoyenneté sociale est un outil conceptuel adéquat pour rendre compte des fondements moraux et politiques du droit à la protection sociale, et quelles autres voies conceptuelles s'avèrent disponibles.
Les interventions pourront se concentrer librement sur l'un de ces axes. Pour aller plus dans le détail : (II) La notion de citoyenneté sociale pourrait jouer un rôle dans la construction européenne, en apportant une dimension plus humaine à des problèmes souvent conçus sous le seul angle économique, centrés sur les notions de droits de l'entreprise et du travailleur (v. par ex. C. Marzo, R. Bauböck, S. Maillard). La notion de citoyenneté permettrait de surmonter cette difficulté. Par ailleurs, dans un contexte où le sentiment d'appartenance des ressortissants européens à une communauté politique européenne est très inégalement réparti (tant entre les Etats qu'au sein des Etats), la notion permettrait de dépasser les mécanismes – peu fédérateurs pour ce qui concernerait la construction européenne – des traités internationaux en matière de protection des droits de la personne. Ainsi, l'idée de droits sociaux découlant d'une forme de citoyenneté non-étatique semble offrir certaines solutions. Cependant, là où Marshall part de l'appartenance à la communauté politique historique qu'il étudie pour conclure à l'émergence de droits sociaux et économiques du citoyen, il s'agirait plutôt, dans l'exemple du droit européen, de dessiner les contours d'une communauté des « citoyens » par la jouissance d'un ensemble de droits. Mais alors, s'agit-il du même concept de « citoyenneté sociale » ? Est-ce, d'ailleurs, bien grave ? En outre, ne trouve-t-on pas ici un cas privilégié du phénomène mis en lumière par C. Colliot-Thélène (La démocratie sans « démos », 2011) de dénationalisation de la citoyenneté et de recentrement sur la subjectivité politique de l'individu titulaire de droits confronté à un nombre croissant de forums dans lesquels ces droits pourront, et devront, être revendiqués ? (III) L'idée de citoyenneté sociale soulève des difficultés tout aussi intéressantes en ce qui concerne les rapports entre l'individu et l'Etat. Juridiquement, le critère de la citoyenneté est celui de la démarcation entre la personne qui appartient – et celle qui n'appartient pas – à la communauté politique. L'accès à la protection sociale deviendrait alors immédiatement synonyme d'exclusion du non-citoyen, les étrangers résidant sur le territoire bénéficiant, au mieux, d'un régime de tolérance et non de droits. Nous serions ici très loin de l'esprit de la promotion des droits sociaux et économiques. Si, pour répondre à ce problème, on cherche à développer une théorie des droits moraux de chaque individu, émergent alors les problèmes de la faible force contraignante de telles positions pour un Etat maître du droit positif (objection formulée de longue date par Bentham, par les critiques marxistes du droit – prolongés par les critical legal studies, etc.). Si, enfin, on développe une conception de la justification de l'existence du pouvoir de l'Etat (comme chez Léon Duguit) ou de l'autorité justifiée (comme chez Joseph Raz), la notion de citoyenneté sociale semble perdre toute utilité : on sort purement et simplement d'une question de droits de la personne.
Ces débats sont à resituer dans le cadre du projet CEPASSOC, projet interdisciplinaire (trois disciplines : droit, histoire et sociologie) et international (cinq ordres juridiques) qui porte sur la protection sociale des travailleurs de plateformes et les apports de la citoyenneté sociale (voir le site du projet : https://cepassoc.hypotheses.org/).
Programme
12h00 : Buffet
Première session
13h00 : Accueil et introduction
Claire Marzo, UPEC
Propos introductif. Relire Marshall en juriste : éclairage et perplexité
Gregory Bligh, IEP Lyon
La citoyenneté sociale sous le néo-libéralisme est-elle concevable ?
Carlos-Miguel Herrera, CY Cergy Paris Université
Citoyenneté sociale et responsabilité individuelle
Mathilde Unger, Université de Strasbourg
Discussion
14h30 : Pause-café
Deuxième session
15h00 : Citoyenneté et classe transnationale dans l'Europe contemporaine : de T.H. Marshall aux défis contemporains
T. Pullano, Université de Bâle
Ce que l'Union européenne fait à la citoyenneté en général et à la citoyenneté sociale en particulier
Julien Barroche, IEP Lyon
Entre particularisme de l'appartenance et universalisme des droits : les tensions de la citoyenneté
Camille Aynès, Université Paris Ouest
Discussion
16h30 : Cocktail
Pour plus d'informations, contactez : cepassoc@u-pec.fr
Organisée par l'Université Paris-Est Créteil – Laboratoire Marchés, Institutions, Libertés sous la direction scientifique de Grégory Bligh & Claire Marzo dans le cadre du projet CEPASSOC, Projet N° ANR-20-CE26-001-01