L'avènement des systèmes de retraite a joué un rôle capital dans la constitution du modèle social que nous connaissons aujourd'hui, hérité de l'État-providence construit lors de l'après-guerre. Les retraites en France émergent tout au long du XIXe siècle et se voient largement discutées durant la Belle Époque. La paupérisation de la vieillesse ouvrière est un problème reconnu par l'ensemble des forces politiques, de gauche comme de droite, et attire l'attention des pouvoirs publics. La jeune Troisième République, en quête de stabilité, initie des politiques sociales pour consolider le nouveau pacte républicain. Dans ce cadre, la gauche réformiste, comprenant aussi bien des socialistes, des radicaux que des républicains modérés, fait adopter de nouvelles grandes lois sociales telles que celles des syndicats (1884), la loi sur les accidents du travail (1898), ou encore celle la création des retraites ouvrières et paysannes (1910), votée après 30 longues années de débats, suivie par les réformes des lois sociales de 1928 et de 1930. Cette gauche est profondément plurielle et, bien qu'occupant une place sans cesse croissante au sein de la République, se trouve tiraillée par des intérêts divers et parfois contradictoires. Les socialistes réformistes voient leur stratégie rejetée, sur le sujet des retraites, par les branches anarchistes et révolutionnaires du socialisme et du syndicalisme. Quant aux radicaux, ils doivent avancer les réformes avec prudence. Il ne leur faut pas paraître trop socialisants, au risque de perdre le soutien d'une partie du patronat et de la bourgeoisie. Il ne leur faut pas non plus manquer d'ambition pour ne pas perdre l'adhésion des citoyens à la République ni s'attirer une trop grande défiance de la part des socialistes. Dans cet équilibre précaire, les acteurs de la gauche réformiste voient leurs idées s'interpénétrer, et malgré les divergences, trouvent des terrains d'ententes pour mener à bien de nouvelles réformes et maintenir la paix sociale. De la Belle Époque au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, l'unité institutionnelle ne connait pas de rupture paradigmatique au même titre que la législation sur les retraites encore balbutiante. L'historiographie admet communément l'unité de cette période, analysée comme constituant les prémices de notre système social contemporain. Le présent projet, en étudiant à la fois les relations interpersonnelles des acteurs, leurs points communs et leurs divergences, ainsi que les relations officielles entre partis politiques, présente de multiples intérêts. Un tel travail présente un renouvellement historiographique en dépassant l'approche institutionnelle classique pour explorer la manière dont les réseaux personnels, les débats internes et les interactions entre partis ont façonné la politique des retraites, une question centrale mais souvent abordée dans une démarche internaliste et non contextuelle. Cette perspective vise à offrir une meilleure compréhension des processus de décision, en mettant en lumière la construction des compromis, les blocages et les innovations du réformisme dans un contexte de rivalités syndicales, de résistances patronales et de concurrence avec la gauche révolutionnaire. L'analyse des débats idéologiques, notamment autour des différents modèles de retraite (capitalisation, répartition, assurance, assistance), permet d'éclairer la genèse des grands choix sociaux du XXe siècle et la spécificité du réformisme en France. En croisant les dynamiques informelles et les alliances ou oppositions officielles, ce travail tend à mieux saisir la fabrique du compromis social et le rôle déterminant de la gauche réformiste dans la construction du modèle social français. Enfin, cette étude peut offrir des clefs précieuses pour comprendre les enjeux contemporains liés aux retraites et à la réforme sociale, en montrant que la question des retraites a été un véritable laboratoire des tensions et des innovations du réformisme.