Présentation
Dans son dernier texte publié (Le Conflit des facultés, 1798), Kant s'interroge sur la position institutionnelle de la philosophie et cherche à établir les rapports que celle-ci entretient, en tant que « faculté inférieure », avec les trois « facultés supérieures » que sont la théologie, le droit et la médecine. Il y a, affirme Kant, un « conflit des facultés » dont il s'agit d'énoncer les termes et de déterminer le terrain légal. Quand les « facultés supérieures » reposent sur l'autorité (celle des textes comme celle de l'Etat) et sont d'abord soumises à la « législation du gouvernement », la philosophie ne relève que de la « législation de la raison », laquelle permet seule, ajoute Kant, de juger de façon autonome, « conformément aux principes de la pensée en général ».
De cette distinction entre principe d'obéissance et liberté de la philosophie à l'égard de ce qui est établi, la seconde section du texte offre sans doute l'illustration la plus fameuse, qui porte plus spécifiquement sur « le conflit de la faculté de philosophie avec la faculté de droit ». Il faut, affirme alors Kant, que soit donnée publicité non pas tant aux « professeurs de droit officiellement établis par l'Etat », aux juristes de la faculté de droit, mais « aux professeurs de droit libres, c'est-à-dire [aux] philosophes, qui précisément, grâce à cette liberté qu'ils s'accordent, heurtent l'Etat qui toujours ne veut que régner ». Aux juristes, adjuvants du pouvoir, donc, l'obéissance, quand les philosophes seraient, dans le peuple, « les annonciateurs et les commentateurs naturels » des véritables droits et devoirs d'un peuple vis-à-vis de l'Etat auquel il appartient…
Ces thèses kantiennes ne sont assurément pleinement intelligibles qu'à la lumière du contexte de l'Aufklärung dans lequel elles prennent place et du rapport serré qu'établit la philosophie juridique et politique kantienne entre exigence de publicité et « progrès du droit » sur les fondements d'une législation de la raison dont l'entreprise critique donne l'ampleur en établissant l'existence d'un pouvoir pratique de la raison. Mais à prendre les choses plus largement, dans leur radicalité, les positions kantiennes ici sommairement énoncées, d'une part, renvoient à des enjeux peut-être aussi anciens que la philosophie pratique elle-même dans son rapport au pouvoir et aux connaissances positives qu'il mobilise et produit (parfois en réalité aussi bien contre lui) ; d'autre part, éclairent d'un jour nouveau ces rapports en soulignant la manière dont la structuration institutionnelle des disciplines manifeste, suscite et consolide possiblement la différence des approches et des saisies rationnelles d'un même objet.
Ce sont ces deux dimensions du rapport entre droit et philosophie – celle de leur prétention à saisir le droit et celle de la position institutionnelle et de la discipline constituée à partir desquelles ils le font – que, dans leur liaison, vise à interroger et se propose d'examiner le séminaire « Conflit des facultés ».
De fait, si la prétention de la philosophie au monopole de la raison et de son exercice a pu trouver à se manifester exemplairement dans sa prétention à déterminer ce qu'est le droit par-delà les connaissances positives qu'ont les juristes des déterminations légales positives et des systèmes de droit existant, il est fort difficile d'admettre que l'activité de ces mêmes juristes puisse être ramenée à un pur compte-rendu sans pensée du droit établi (si cela même était possible), voire à une manipulation aveugle de concepts qu'ils trouverait déjà « tout faits » ou pour lesquels ils devraient attendre les philosophes pour en découvrir le sens et la portée. Il est hors de doute que le droit et les juristes produisent de la pensée et prétendent d'ailleurs, tout autant que la philosophie, dire au moins “du” vrai sur le droit, ce à quoi l'on peut notamment rapporter la fameuse – et provocatrice – maxime des juristes de la Renaissance : « lex est vera philosophia ». A cet égard ainsi, la situation entre droit et philosophie semble d'emblée bien plutôt celle d'une tension persistante et d'un conflit de prétentions toujours présent que celle d'une affaire définitivement tranchée.
Mais sous l'aspect institutionnel encore, la distinction – voire l'opposition – entre « professeurs de droit officiellement établis par l'Etat » et les « professeurs de droit libres » que seraient les philosophes paraît à la fois outrée et injuste, en particulier à la lumière de la situation actuelle : non seulement les « philosophes » universitaires sont désormais tout autant « établis par l'Etat » que leurs collègues juristes, mais encore et surtout, les modifications de l'institution universitaire et en particulier la conquête des libertés académiques et de la recherche – dont rien ne dit que les juristes usent moins que les philosophes – marquent aussi, quant au contenu de l'enseignement et de la recherche, l'émancipation des facultés de droit relativement au seul rôle ancillaire et d'instrument du pouvoir que Kant semblait leur reconnaître. Un certain nombre de juristes pratiquent et enseignent la philosophie du droit aujourd'hui, et nombreuses sont les facultés de droit proposant des enseignements, séminaires et manifestations scientifiques estampillés « philosophie du droit » et dont, à l'évidence, le principe ne réside pas dans une pure et simple obéissance aux pouvoirs publics ni en une béate exposition acritique des normes et dispositions juridiques qui en émanent.
Pour autant, cela correspond sans doute moins à une suppression qu'à un déplacement de la difficulté. De fait, le conflit semble bien subsister, car si juristes comme philosophes prétendent bien pour certains pratiquer la philosophie du droit, les premiers accusent fréquemment les seconds d'être ignorants en droit (c'est-à-dire de l'objet même qu'ils prétendent penser), quand les seconds reprochent aux premiers leur manque de rigueur dans l'usage des concepts philosophiques ainsi que les réductions ou simplifications falsificatrices qu'ils opèrent des problèmes philosophiques et les approximations auxquelles peuvent donner lieu leur recours aux grandes pensées qui ont participé à informer ceux-ci. A cela s'ajoute le clivage (qui ne se superpose toutefois pas totalement à cette première ligne de fracture) entre « théorie du droit » et « philosophie du droit », ou encore celui qui oppose positivistes et jusnaturalistes, étiquette que l'on accole parfois volontiers aux « philosophes du droit » n'ayant pas franchi le pas de la « théorie du droit ».
A considérer sérieusement les choses toutefois, ces dernières distinctions semblent bien plutôt renvoyer à des divergences quant à la manière de faire de la philosophie du droit, d'entendre ce qu'est et ce que doit être la philosophie du droit qu'à un partage entre « juristes » et « philosophes » : il y a ainsi fort à parier que si conflit institutionnel il peut y avoir, du point de vue de la pensée, le conflit est peut-être en réalité moins entre « droit » et « philosophie » qu'entre différentes manières de faire de la philosophie du droit et de concevoir ce qu'elle est. Mais, il se peut aussi que les deux choses ne soient pas tout à fait sans rapport, tant il est vrai que les méthodes, la détection même des problèmes et la manière de les poser, d'avoir rapport aux textes, d'y déceler telle ou telle difficulté, d'en écarter d'autres, la façon d'établir des thèses peuvent différer entre juristes et philosophes, et cela en vertu même de la formation qu'ils ont reçue, à la faveur, notamment, de l'institution universitaire, de l'acculturation assise sur une cartographie disciplinaire déterminée qu'elle présente, des exigences spécifiques, des modèles de rigueur distincts comme des présupposés et points aveugles particuliers que les champs disciplinaires constitués ne peuvent manquer de susciter et que leur consolidation dans le temps finit par rendre invisibles aux acteurs.
Rassemblant juristes et philosophes, le séminaire vise à constituer un lieu de travail et de discussion qui soit terrain discursif et scène sur lesquels ce conflit peut trouver à se jouer au grand jour, afin, précisément, que soient exposés les principes qui le suscitent, rendus visibles les présupposés qui possiblement participent à le causer, mis en lumière les points aveugles qui, d'un « camp » à l'autre et sur la base de possibles identités de vocabulaire, d'objets et de sources, créent et entretiennent parfois les malentendus.
Ce séminaire, vise à la constitution d'un groupe d'études et se compose de séances de 2 heures environ, conçues comme des séances de travail laissant pleinement place à la discussion.
La première édition du séminaire propose principalement de travailler sur et à partir de deux grandes controverses classiques opposant un juriste et un philosophe sur la nature du droit, celle qui mit aux prises Sir Edward Coke et Thomas Hobbes d'une part et celle opposant Hegel aux thèses de la naissante Ecole historique du droit d'autre part.
Sauf indication contraires, les séances se tiennent à distance, au second semestre 2020-2021, le vendredi.
Une bibliographie et un ensemble de textes seront transmis aux participants avant la séance, et serviront de base à celle-ci. Chaque séance sera initiée par deux exposés, de juriste et de philosophe, sur la base desquels s'appuieront le débat, la réflexion et la discussion de l'ensemble du groupe d'études.
Programme
Vendredi 29 janvier 2021
14h00 : Présentation du séminaire
Denis Baranger, Elodie Djordjevic
16h00 : Fin
Vendredi 19 février 2021
14h00 : Hobbes et Coke
Eric Marquer, Céline Roynier
16h00 : Fin
Vendredi 12 mars 2021
17h00 : Kant, Le Conflit des facultés
Mikhaïl Xifaras
19h00 : Fin
Vendredi 9 avril 2021
14h00 : Hegel et Savigny
Elodie Djordjevic, Olivier Jouanjan
16h00 : Fin
Afin de recevoir les informations de connexion pour les séances, nous vous remercions de vous inscrire au préalable en écrivant à l'adresse : imv.secretaire.general@gmail.com
Organisé pour l'Institut Villey par Denis Baranger et Elodie Djordjevic