Date limite le mercredi 10 déc. 2025
La notion de « démocratie militante », forgée par Karl Loewenstein à la fin des années 1930 dans le contexte de l’Allemagne nazie, a connu une fortune théorique considérable, générant de nombreux travaux à l’échelle internationale (Schupmann, 2025 ; Malkopoulou, 2019 ; Dumont, 2001), appelant le plus souvent à dépasser les frontières disciplinaires (Ellian, 2018 ; Müller, 2012). C’est moins le cas en France, et ce colloque aura vocation à mettre en discussion sa généalogie, son caractère heuristique et ses limites. Dans un contexte de montée des radicalités et des extrémismes, et de restriction des libertés publiques en retour, souvent justifiée pour protéger la démocratie, la notion de démocratie militante semble connaître une certaine actualité (Mudde, 2016).
Au regard des menaces et attaques dont elle est l’objet, la démocratie supposerait une défense, active et militante, juridique et politique, pour perdurer. La notion de démocratie militante vise ainsi à penser les conditions de survie du système démocratique face à ses ennemis intérieurs. Loewenstein attribue en particulier la montée et l’avènement du nazisme au manque de militantisme de la République de Weimar, trop soucieuse de préserver le libéralisme politique et l’État de droit, ce qui a fait le lit de ses ennemis (Loewenstein, 1937).
Dans ce cadre, il conviendrait d’apporter des limites ou des correctifs aux libertés fondamentales pour assurer la survie du régime lui-même. Cela pose une question fondamentale : jusqu’où peut aller une démocratie pour se protéger elle-même, sans compromettre sa nature démocratique ? De fait, dans la République fédérale allemande post-1945 les associations pouvant compromettre la nature du régime sont interdites, ce qui a longtemps limité le militantisme d’extrême-droite dans ce pays. En France, la loi du 10 février 1936 contre les ligues fascistes - qui introduit la dissolution administrative d’associations – peut aussi être inscrite dans ce cadre. Plus récemment, la loi « confortant les principes de la République » du 24 aout 2021, justifiée au nom d’une défense de la République face à ses ennemis, peut être inscrite dans cette perspective également.
Un des enjeux du colloque sera ainsi de saisir les conceptualisations différenciées de cette notion, sa circulation dans des contextes variés, et ses usages tant dans l’histoire que contemporains.
Les propositions de communication – qui peuvent s’appuyer sur des approches théorique, juridique, sociologique ou de politique comparée et s’intéresser à différents contextes nationaux et périodes historiques – doivent s’inscrire dans au moins l’un des axes thématiques suivants.
Axes thématiques :
- Socio-genèse et théorisations
- Echelles et dispositifs
- Acteurs : mettre en œuvre et résister
- Extension du spectre de la démocratie militante : laïcité et républicanisme
- Usages en contextes autoritaires
1. Socio-genèse et théorisations
Cet axe visera à interroger la genèse de la notion, d’abord, mais pas seulement dans le contexte nazi. Les communications s’intéressant au contexte politique et intellectuel d’émergence de la notion sont les bienvenues. Il aura également vocation à donner à voir et mettre en débat différentes conceptions de la démocratie militante. Peut-on par exemple classifier les régimes démocratiques selon leur caractère plus ou moins militant ? Alors que la tension entre préservation de la démocratie et libéralisme politique se situe au cœur de cette notion, il pourrait être heuristique de la mettre en perspective avec d’autres conceptualisations telles « démocraties illibérales », « libéralisme autoritaire », « étatisme autoritaire », etc.
2. Echelles et dispositifs
Si la notion de démocratie militante s’est surtout déployée dans des espaces nationaux (Thiel, 2009), pour désigner des mesures constitutionnelles ou juridiques restreignant les libertés publiques ou politiques au nom de la sauvegarde du régime, d’autres échelles et instances supra ou infra étatiques peuvent également mobiliser la notion (Klamt, 2012). L’Union européenne et le Conseil de l’Europe en offrent une bonne illustration, tant dans la CEDH que par la relation de l’UE à certains Etats membres. De la même façon, les relations entre Etat central et collectivités territoriales ou entre Etat fédéral et Etats fédérés, peut entrer dans ce cadre, la restriction de l’autonomie des seconds par les premiers pouvant être justifiée – cela sera du moins un axe de questionnement – au nom de la sauvegarde du régime (Kirshner, 2014).
La démocratie militante s’est notamment caractérisée par certains dispositifs de restriction des libertés publiques et politiques : interdiction de partis politiques (Tyulkina, 2015), dissolutions administratives d’associations, restriction de la liberté d’expression (Hochmann, 2013), qui pourront faire l’objet de communications. Par ailleurs, on assiste depuis quelque temps, notamment aux Etats-Unis, à un renouveau du débat autour de l’utilisation de la législation anti-trust dans le but de lutter non seulement contre les pratiques monopolistiques mais aussi, de préserver la démocratie. Cet axe aura vocation à étudier et mettre en perspective ces dispositifs à la lumière de leur justification politique, juridique ou idéologique.
3. Acteurs : mettre en œuvre et résister
Dans une perspective plus sociologique, cet axe aura vocation à étudier les acteurs de la démocratie militante. D’une part, du côté des institutions on pourra s’intéresser aux agents administratifs, judiciaires ou policiers dans leur travail de qualification, de catégorisation et de preuve de la dangerosité supposée d’un ennemi intérieur. On s’intéressera en particulier au rôle des services de renseignement à cet égard.
D’un autre côté, on s’intéressera à la réception des mesures pouvant être inscrites dans le cadre de la démocratie militante – interdictions, dissolutions, projets de démantèlement des trusts – comment les acteurs résistent-ils à ces restrictions ? Quelles stratégies juridiques ou politiques sont mises en place ? Dans quelle mesure ces mesures s’avèrent-elles efficaces pour restreindre leur capacité d’action ? Le cas des organisations d’extrême-droite – souvent la cible première de ces mesures – sera évidemment au centre de nos attentions, sans que nous nous y limitions.
4. Extension du spectre de la démocratie militante : laïcité et républicanisme
Si la notion a été forgée pour qualifier l’enjeu de la sauvegarde de la démocratie contre ses ennemis intérieurs, elle connait aujourd’hui une diffusion plus large, s’intéressant aux usages institutionnels, administratifs et politiques visant à sauvegarder un régime ou une forme politique contre des groupes qui les menacent. Certains ont ainsi pu parler de « sécularisme militant » (Macklem, 2012 ; Tyulkina, 2015) ou de « républicanisme militant » (Gazagne Jammes, 2024) pour qualifier des dispositifs de restriction des libertés publiques au nom de la préservation d’un ordre séculier ou d’une certaine conception de la laïcité ou de la République contre ses ennemis intérieurs. Les travaux s’intéressant à ce type d’usages et de circulation de la notion ou de leurs dispositifs afférents – ainsi qu’on a pu le voir en France avec la loi « séparatisme » - sont les bienvenus.
5. Usages en contextes autoritaires
La notion de démocratie militante a été forgée dans des contextes de démocratie parlementaire et de systèmes représentatifs dont le libéralisme constitue l’un des piliers, la tension entre préservation de la démocratie et libéralisme politique étant au cœur de la notion. La fortune de celle-ci l’a cependant conduite à circuler et être appropriée dans d’autres contextes, y compris par des régimes qui ne sont pas à première vue perçus comme des démocraties libérales (comme l’Algérie par exemple) (Aït-Aoudia, 2021). Que dit cette appropriation de la notion de démocratie militante ? Faut-il y voir un simple usage à des fins de légitimation ? Quelles pratiques concrètes en découlent ?
Les propositions de communication, de 2 pages maximum, présentant la problématique, la méthode et les éventuels terrains d’enquête, sont à envoyer aux organisateurs d’ici au 10 décembre.
Organisateurs
Cécile Leconte (cecile.leconte@sciencespo-lille.eu)
Christophe Parent (christophe.parent@univ-lille.fr)
Julien Talpin (julien.talpin@univ-lille.fr)
Bibliographie
AΪT-AOUDIA, M., « Pluralisme limité ou démocratie militante ? Leçons du cas algérien », in Pascal Bonnard, Dorota Dakowska, Boris Gobille. Faire, défaire la démocratie. De Moscou, Bogota et Téhéran au Conseil de l’Europe, Karthala, 2021, pp.271-295.
BOURNE, A. « From Militant Democracy to Normal Politics? How European Democracies Respond to Populist Parties », European Constitutional Law Review. 2022,18(3), pp. 488-510
DUMONT (H.), MANDOUX (P.), STROWEL (A.) & TULKENS (F.), Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ? Groupements liberticides et droit, Bruylant, 2001.
HOCHMANN (Th.), Le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression : étude de droit comparé, Paris, A. Pédone, 2013.
JESSE (E.), BACKES (U.), GALLUS (A.) und THIENE (T.), Jahrbuch Extremismus und Demokratie, 2024, Nomos Verlag.
KIRSCHNER (A.S.), A Theory of Militant Democracy. The Ethics of Combatting Political Extremism, Yale University Press, New Haven & London, 2014.
KLAMT (M.), Die Europäische Union als Streitbare Demokratie, Herbart Utz Verlag, München, 2012.
LAUMOND, B. (2020), Policy responses to the radical right in France and Germany: Public actors, policy frames, and decision-making, London, Routledge
LOEWENSTEIN (K.), “Militant Democracy and Fundamental Rights (II)”, American Political Science Review, Vol. 31, No. 4 (Aug., 1937), pp. 638-658.
MACKLEM (P.), “Guarding the Perimeter: Militant Democracy and Religious Freedom in Europe”, Constellations, Vol. 19-4, Dec. 2012, pp. 575-590.
Malkopoulou (A.) & Kirshner (A.S) (eds.), Militant Democracy and its Critics. Populism, Parties, Extremism, Edinburgh University Press, 2019.
MUDDE (C.), On Extremism and Democracy in Europe, New York: Routledge, 2016.
MÜLLER (J.W.), “A ‘Practical Dilemma’ Which Philosophy Alone Cannot Resolve? Rethinking Militant Democracy: An Introduction”, Constellations, Vol. 19, No. 4, 2012, pp. 536-539.
RAK (J.) & BÄCKER (R.) (eds), Neo-Militant Democracies in Post-communist Member States of the European Union, Routledge, 2024.
SCHUPMANN (B.), Democracy despite itself: Liberal Constitutionnalism and Militant Democracy, Oxford University Press, 2025.
THIEL (M.) (ed.), The ‘Militant Democracy’ Principle in Modern Democracies, Routledge, 2009.
TYULKINA (S.), Militant Democracy: Undemocratic political parties and beyond, Routledge, 2015.