Appel à contribution

L’ennemisation du droit, l’ennemisation par le droit

Date limite le dimanche 30 nov. 2025

Cet évènement est organisé dans le cadre du programme de recherches collectif "Ennemis intérieurs – sociohistoire du gouvernement de la menace (XIXe-XXIe siècle)", financé par le programme Emergences – Ville de Paris (2022-2027), et accueilli par l’Université Paris Cité et le laboratoire Echelles (Umr 8065).

 

Présentation

 

Cette journée d’étude interdisciplinaire entend interroger la manière dont un certain type de situations conflictuelles se manifestent dans le droit et ont des effets sur le droit : les situations « d’ennemisation ».

Elle s’inscrit dans le cadre d’une réflexion collective sur les situations conflictuelles survenant dans l’ordre interne des sociétés politiques. Dans cette perspective, on s’intéresse plus particulièrement aux processus de radicalisation progressive des antagonismes entre groupe9s sociaux. La notion « d’ennemisation » s’inscrit dans ce cadre. On parlera « d’ennemisation » lorsque des groupes sociaux en viennent à se considérer comme autre chose que des adversaires politiques, que la conflictualité déborde les cadres habituels de résolution des différends et prend tendanciellement la forme d’un face-à-face violent.

Dans ces situations, les institutions publiques sont forcément impliquées dans le conflit. Elles peuvent l’être directement, parce que l’Etat est ciblé, appelant l’appareil sécuritaire au sens large à répondre à la menace et s’impliquer dans l’affrontement. Mais même lorsque l’Etat n’est pas, dans un premier mouvement, partie au conflit, il est inévitablement concerné à raison de sa fonction de tiers-arbitre, fondement de sa revendication au monopole légitime de la violence. Cette fonction le lie singulièrement au déploiement des conflits internes à la société, dans la mesure où il en découle que l’appareil administratif, policier et judiciaire doivent assurer l’ordre public, maintenir la paix civile, et garantir la souveraineté de l’État – raison d’être que redouble graduellement, à mesure de l’approfondissement de la crise, la nécessité de sa propre perpétuation. Dès lors, l’implication de l’Etat dans les situations d’ennemisation le met immédiatement et concrètement sous tension, pris dans la contradiction entre la nécessité de (ré)affirmer son statut de tiers, et la nécessité (ressentie, actée, formulée) de faire face à la menace, à des « ennemis », en s’engageant tendanciellement dans la lutte (Rios-Bordes 2026).

C’est cette mise sous tension, et les transformations qui en résultent dans le droit, qui sont l’objet de cette journée d’études.

De nombreux travaux ont souligné que ces dynamiques d’hostilité soulèvent souvent des enjeux de révision et de réforme des dispositifs juridiques. Cette dimension apparaît en premier lieu dans les recherches ayant abordé ces processus sous l’angle des régimes d’exception et des dispositions dérogatoires qui en résultent, notamment l’état d’urgence (Ewing 2007 ; Mehozay 2012 ; Alford Ryan Patrick 2017 ; Aolain 2018). S’intéressant tantôt à la manière dont le droit constitutionnel et les conventions constitutionnelles se sont vues amendés pour intégrer de telles perspectives (Zuckert et Valenzuela 2011; Goupy 2016; Beaud 2018 ; Yilmaz 2019 ; Barczak 2020 ; Kaiser 2020), tantôt aux situations concrètes qui mènent à l’activation de ces mesures (Remington 2009; Murphy 2023), ces recherches soulignent les risques que font peser ces mesures sur les droits fondamentaux (Steyn 2004 ; Foegle 2018 ; Kaliber et Whiting 2024). Elles ont montré comment des évolutions du droit liées à des états d’urgence se sont sédimentées dans le droit commun, pénal et administratif (Hennette-Vauchez et al. 2018 & 2022). Émergent alors des réflexions sur la manière dont ces dérogations introduisent des nouvelles formes de coercition et de contrôle (Drisceoil 2012). La littérature dédiée aux innovations juridiques ancrées dans les nécessités de la lutte contre le terrorisme (Blackbourn et Walker 2016 ; Walker 2016) a, elle aussi, abordé les rouages juridiques des processus d’hostilité réciproque (Parker 2007). Dans leur déclinaison la plus explicite, ces travaux se sont penchés sur la résurgence contemporaine du « droit pénal de l’ennemi » et les inflexions de la législation criminelle que celui-ci recouvre (Cahn 2016 ; Linhardt et Bellaing 2019). Ces deux ensembles renvoient également à la tradition, plus ancienne, des travaux juridiques portant sur la manière de traiter les cas limites que sont les situations de guerre civile. Les problèmes posés par le statut légal des belligérants (Oeter 1997 ; Solf 2015) et par la différence entre « combattants » et « civils » dans ces contextes (Koenig 1988 ; Lopez 1994) manifestent, eux aussi, la prolifération des paradoxes auxquels conduisent les processus d’ennemisation.

Nous proposons de prolonger et de systématiser ces efforts en nous interrogeant plus largement sur la manière dont ces situations d’hostilité engendrent des demandes politiques et institutionnelles, la manière dont les professionnels du droit y répondent, et avec quelles conséquences. Chaque modification du droit destinée à juguler une menace engage tendanciellement la définition de la situation elle-même et embarque possiblement la société plus profondément dans la conflictualité. Comment, dans ces contextes, le droit et les institutions du droit sont-elles engagées ? Comment les instruments juridiques agissent-ils en situation ? Comment le droit soutient-il des dérogations qui affectent l’équilibre des pouvoirs et des droits, sans faire vaciller tout l’édifice juridique ? Quelles sont les controverses qui entourent l’émergence de ces mesures ? Comment la logique interne du droit comme langage affecte-t-elle ces évolutions ? Comment les professionnels du champ juridique se positionnent-ils face à ce mouvement de balancier entre le desserrement des contraintes et la requalification, la consolidation des normes juridiques ? Finalement, ces dynamiques permettent-elles de dessiner un sous-ensemble de pratiques, de normes et de procédures dans lequel on pourrait voir un « droit de l’ennemi » ?

Les participantes et participants seront invités à s’intéresser à des cas précis de dispositifs ou de type de dispositifs juridiques mis en place dans des configurations socio-historiques définies. Ils et elles pourront se pencher sur des dispositions relevant du droit pénal – émergence de l’incrimination collective, des saisines et des sanctions préventives, etc... –, de mesures d’urgence – efforts de codification de ces situations, pénétration du droit commun, urgences de fait –, de maintien de l’ordre – transformations des pratiques, de leur contrôle, mesures de contrôle administratif et de surveillance –, ou encore de la criminalité politique – délit d’opinion, censure, tension entre normalisation et exceptionnalisme. On attendra des interventions qu’elles établissent les liens entre ces changements et les contextes particuliers d’où ils émergent, qu’elles explicitent les demandes politiques qui les soutiennent – notamment les critiques des dispositifs antérieurs –, qu’elles déploient les enjeux juridiques engagés, qu’elles s’intéressent à leur mise en œuvre concrète et à leurs effets, et qu’elles s’interrogent éventuellement sur leur devenir, c’est-à-dire la manière dont ces dispositifs subsistent par-delà les crises sociales et politiques qui les ont engendrés. Les propositions de participation pourront concerner différents pays, et différentes séquences de la période contemporaine (fin XIXe – début XXIe).

 

Bibliographie

Alford Ryan Patrick. 2017. Permanent State of Emergency: Unchecked Executive Power and the Demise of the Rule of Law. Montreal [etc: McGill-Queen’s University Press.

AOLAIN, Fionnuala Ní . 2018. « L’exercice contemporain des pouvoirs d’urgence: réflexions sur la permanence, la non-permanence et les ordres juridiques administratifs ». Cultures & conflits 112(4):15-34. doi:10.4000/conflits.20500.

Barczak, Tristan. 2020. Der nervöse Staat : Ausnahmezustand und Resilienz des Rechts in der Sicherheitsgesellschaft. Tübingen: Mohr Siebeck.

Olivier Beaud. 2018. L’état d’urgence: une étude constitutionnelle, historique et critique. 2e édition. Systèmes Perspectives. Issy-les-Moulineaux: Librairie générale de droit et de jurisprudence, une marque de Lextenso.

Blackbourn, Jessie, et Clive Walker. 2016. « Interdiction and Indoctrination: The Counter-Terrorism and Security Act 2015 ». The Modern Law Review 79(5):840-70.

Cahn, Olivier. 2016. « “Cet ennemi intérieur, nous devons le combattre”. Le dispositif antiterroriste français, une manifestation du droit pénal de l’ennemi ». Archives de politique criminelle 38(1):89-121. doi:10.3917/apc.038.0089.

Drisceoil, Donal O. 2012. « Keeping disloyalty within bounds? British media control in Ireland, 1914-19 ». Irish Historical Studies 38(149):52-69.

Ewing, Keith. 2007. « The Political Constitution of Emergency Powers: A Comment ». International Journal of Law in Context 3(4):313-18. doi:10.1017/S1744552307004041.

Foegle, Jean-Philippe. 2018. « Les étrangers, cibles de l’état d’urgence permanent ». Plein droit 117(2):7-11. doi:10.3917/pld.117.0007.

Goupy, Marie. 2016. L’état d’exception ou l’impuissance autoritaire de l’État à l’époque du libéralisme. Paris: CNRS éditions.

Hennette-Vauchez, Stéphanie, Maria Kalogirou, Nicolas Klausser, Cédric Roulhac, Serge Slama, et Vincent Souty. 2018. « Ce que le contentieux administratif révèle de l’état d’urgence ». Cultures & conflits 112(4):35-74. doi:10.4000/conflits.20546.

Kaiser, Anna-Bettina. 2020. Ausnahmeverfassungsrecht. Jus Publicum. Tübingen: Mohr Siebeck.

Kaliber, Alper, et Matthew Whiting. 2024. « Engaging Minorities under Emergency: Turkish Modular Emergency and the Kurdish Case Revisited ». Journal of Southeast European and Black Sea Studies 24(3):577-94. doi:10.1080/14683857.2023.2170725.

Koenig, Christian. 1988. Der nationale Befreiungskrieg im modernen humanitären Völkerrecht: Ein Beitrag zum Geltungsumfang des Artikel 1 Absatz 4 des I. Zusatzprotokolles von ... Hochschulschriften Recht). New edition. Frankfurt am Main: Peter Lang GmbH, Internationaler Verlag der Wissenschaften.

Linhardt, Dominique, et Cedric Moreau De Bellaing. 2019. « The “Enemization” of Criminal Law? An Inquiry into the Sociology of a Legal Doctrine and Its Political and Moral Underpinnings ». International Political Sociology 13(4):447-64. doi:10.1093/ips/olz019.

Lopez, Laura. 1994. « Uncivil Wars: The Challenge of Applying International Humanitarian Law to Internal Armed Conflicts ». New York University Law Review 69(916).

Mehozay, Yoav. 2012. « The Fluid Jurisprudence of Israel’s Emergency Powers: Legal Patchwork as a Governing Norm ». Law & Society Review 46(1):137-66. doi:10.1111/j.1540-5893.2012.00475.x.

Murphy, Mahon. 2023. « Global War and Anti-Radical Legislation: Japan and the Peace Preservation Law of 1925 ». First World War Studies 14(1):155-70. doi:10.1080/19475020.2024.2307060.

Oeter, Stefan. 1997. « Civil War, Humanitarian Law and the United Nations ». Max Planck Yearbook of United Nations Law 1. doi:10.1163/187574197X00083.

Parker, Ellen. 2007. « Implementation of the UK Terrorism Act 2006. The Relationship Between Counterterrorism Law, Free Speech, and the Muslim Community in the United Kingdom versus the United States ». Emory International Law Review 21(2):711-57.

Remington, Thomas F. 2009. « Putin, Parliament, and Presidential Exploitation of the Terrorist Threat ». Journal of Legislative Studies 15(2-3):219-38. doi:10.1080/13572330902933383.

Rios-Bordes, Alexandre. 2026. « On “Enemization” in Modern Societies ». Sociology Lens.

Solf, Waldemar. 2015. « Problems with the Application of Norms Governing Interstate Armed Conflict to Non-International Armed Conflict ». Georgia Journal of International & Comparative Law 13(4):291.

Steyn, Johan. 2004. « Guantanamo Bay: The Legal Black Hole ». The International and Comparative Law Quarterly 53(1):1-15. doi:10.1093/iclq/53.1.1.

Walker, Clive. 2016. « Post-charge questioning in UK terrorism cases: Straining the adversarial process ». The International Journal of Human Rights 20(5):649-65. doi:10.1080/13642987.2016.1162411.

Yilmaz, Zafer. 2019. « The Genesis of the “Exceptional” Republic: The Permanency of the Political Crisis and the Constitution of Legal Emergency Power in Turkey ». British Journal of Middle Eastern Studies 46(5):714-34. doi:10.1080/13530194.2019.1634393.

Zuckert, Michael, et Felix Valenzuela. 2011. « CONSTITUTIONALISM IN THE AGE OF TERROR ». Social Philosophy & Policy 28(1):72-114. doi:10.1017/S0265052510000063.

 

Conditions de soumissions

 

Merci d’envoyer vos propositions de communication d’environ 300 mots, accompagnées d’une courte biographie scientifique à Weronika Adamska : weronika.adamska@ehess.fr, Théo Leschevin : theo.leschevin@u-paris.fr et Alexandre Rios-Bordes : alexandre.rios-bordes@u-paris.fr

Date limite d’envoi : 30 novembre 2025

La journée d’étude aura lieu à Université Paris Cité, Campus des Grands Moulins, Paris XIIIe


Cet évènement est organisé dans le cadre du programme de recherches collectif "Ennemis intérieurs – sociohistoire du gouvernement de la menace (XIXe-XXIe siècle)", financé par le programme Emergences – Ville de Paris (2022-2027), et accueilli par l’Université Paris Cité et le laboratoire Echelles (Umr 8065).