Coll. Droit public, 796 pages
Présentation de l'éditeur
Tout paraît commencer avec la fameuse Distinction XL, canon 6, du Décret de Gratien (vers 1140) : « Le pape n’est jugé par personne, sauf s’il dévie de la foi. » L’incise, en apparence anodine, ouvrira, vers la fin du Moyen Âge, comme une brèche dans l’édifice doctrinal de la monarchie pontificale. Et l'histoire du « pape hérétique », à première vue circonscrite, autorisera une investigation théorique au long cours et de grande ampleur sur le statut constitutionnel des exceptions. Une aventure qui a quelque chose à voir avec la réversibilité et le renversement, mouvements essentiels en théologie comme dans l’histoire des idées.
Les réflexions et les pratiques relatives au « pouvoir descendant » dans l’Église, régulièrement réduites à quelques stéréotypes, sont pourtant connues pour avoir rayonné jusque dans les sphères séculières, où les monarques trouvèrent à leur goût tant les sandales de l’empereur que les mules du pape. Le style « musclé » d’une domination pontificale sans grand partage, d’inspiration grégorienne, s’appuyait, autant que sur diverses interprétations des Écritures, sur la digestion progressive, par l’Église elle-même, d’un modèle romano-canonique du pouvoir hérité de l’Empire romain et refaçonné par la théologie chrétienne. Sous le « pontificalisme » qui favorisa sans doute l’édification des absolutismes monarchiques a pourtant toujours œuvré, parfois en sourdine, une autre conception du pouvoir. D’une remarquable sophistication juridique et casuistique, elle encouragea, au sein des différentes communautés ecclésiastiques (des plus modestes ordres réguliers jusqu’à la puissante Église de Rome), une approche participative visant à instituer un pouvoir encadré hic et nunc. Sans être à proprement parler modernes (comment auraient-ils pu l’être et que pourrait bien signifier une telle revendication ?), de nombreux discours, en particulier entre le XIIe et le XVIe siècle, repensèrent les métaphores du corps mystique de l’Église et de l’État, à partir d’une logique redéfinissant les places respectives des différents acteurs de l’Église dans la gestion des affaires communes.
Au seuil de l’époque moderne, la crise majeure que représenta l'épisode, à la périodisation discutée, du Grand Schisme (1378-1441), pendant laquelle la légitimité des pontifes fut fragilisée, sera l’occasion d’une singulière « remise à plat » de l’ecclésiologie. S’inspirant lui aussi, encore que différemment, des Écritures, de règles traditionnelles dans l’Église mais également d’anciennes conceptions séculières du pouvoir, le conciliarisme (qu’il se rattache au courant de la réforme de l’Église, à un curialisme de type oligarchique ou à l’idée d’une supériorité de l’assemblée sur le pape) proposera alors une version tout à la fois classique et originale (à plus d’un titre) du gouvernement des affaires humaines ainsi qu’un nouvel horizon de légitimité pour les princes. Ce mouvement de pensée s’épanouira à travers des œuvres qui, chez les néo-conciliaristes, au début du XVIe siècle, en généraliseront les soubassements comme les implications : conflits d’interprétation autour de la parole d’un Absent, fusion du corps mystique et des logiques corporatives au profit d’une assemblée proclamée légitime parce que représentant l’Église tout entière, problématiques électives et délibératives, droit de résistance aux ordres injustes, encadrement et limitation d’un pouvoir monarchique qui mènera en effet à la déposition de quelques pontifes récalcitrants aux ordres de l’Église… S’échafaudent alors certains « modèles ecclésio-politiques » du pouvoir, protéiformes, intéressant tout autant la science politique que le droit constitutionnel.
Cette histoire, où s’entrelacent l’ancien et le moderne, est notamment celle de l’influence, longtemps sous-estimée, de l’expérience ecclésiastique lato sensu sur les conceptions séculières du pouvoir limité. Elle est également celle des multiples canaux par lesquels s’opéra un certain glissement des structures de l’Église vers celles du siècle : c’est au dévoilement de cette facette, méconnue en France, de la « fabrique du constitutionnalisme occidental », qu’espère ainsi contribuer ce livre.