Date limite le vendredi 08 déc. 2023
« Nous sommes obligés, avec nos mots, de transposer dans l'abstraction du mot les réalités concrètes que nous voulons cerner. (…) Le résultat, c'est que cette obsession qui est la nôtre, à nous juristes, de la recherche du critère, de la recherche du signe objectif, qui va permettre à tout coup, à coup sûr, de départager le juste et l'injuste, le blanc et le noir, la compétence judiciaire et la compétence administrative, l'objet de notre attention passionnée et exclusive, est peut-être une recherche vouée a priori à l'échec, et que la directive ou le standard qui laisse évidemment sa place à l'appréciation subjective, répond mieux à la nature des choses que le critère qui cherche des limites certaines dans un domaine qui n'en comporte pas nécessairement et où les transitions sont plus fréquentes que les frontières ».
J. Rivero, « Rapport de synthèse », in Le domaine de la loi et du règlement, Economica-PUAM, 1981, 2e éd., p. 269.
Dans la construction de la pensée du juriste, le critère constitue l'élément structurel de base, le rouage qui permet de distinguer, de classer, d'appliquer, d'évaluer. Il apparaît dès les premiers instants de la réflexion juridique à l'occasion des enseignements d'introduction au droit. On y distingue le droit de la morale sur la base du critère – discutable – de l'existence d'une sanction étatique, le meuble de l'immeuble sur la base du critère de la mobilité, mais aussi l'acte du fait juridique sur le fondement du critère de l'existence ou de l'absence d'une volonté de produire des effets de droit. Cette quête du critère a traversé les générations de juristes. On en trouve des traces dès les premiers écrits juridiques modernes (Ch. Aubry, Ch.-F. Rau, Cours de droit civil français, Cosse, 1856, t. 1, spé. p. 3, sur le droit naturel, et p. 109, sur l'ordre public). Mais on ne saurait considérer que le critère constitue une donnée naturelle du droit, il s'agit plus vraisemblablement d'une donnée naturelle de la science du droit et de la légistique – c'est-à-dire de la science de la rédaction du droit. Le critère n'est réellement apparu comme un objet à part entière au sein de la réflexion juridique qu'à partir du moment où certains penseurs, dont F. Gény, G. H. Von Wright ou encore H. Motulsky, ont cherché à extraire le droit d'une simple question d'habitude et d'expérience au profit d'une approche rationnelle et technique. Mais encore faut‑il, pour révéler toutes les facettes du critère, distinguer entre le critère authentique – celui issu des discours du droit (loi, règlement, jurisprudence) – et le critère scientifique – celui issu des discours sur le droit (doctrine).
Critère authentique. Parce que le droit constitue l'application de règles abstraites prédéfinies à des situations concrètes, le critère fait souvent figure de trait d'union entre la norme et le fait. Il constitue une donnée a priori objective qui permet de déterminer si une règle trouve à s'appliquer, et il contribue ainsi à l'intelligibilité des normes et à la sécurité juridique. Cela explique, par exemple, que le législateur cherche à définir avec le plus de précision possible les différentes incriminations pénales, en se fondant sur des critères aisés à manier permettant d'identifier et d'isoler une situation pénalement répréhensible. Les discriminations (Cpén., art. 225-1) ou l'escroquerie (Cpén., art. 313-1) en fournissent de parfaites illustrations. Cette volonté de conditionner le déclenchement d'une norme à l'observation de signes objectifs traverse en réalité l'ensemble de l'ordre juridique, de la Constitution (v. par ex. : art. 16 de la Constitution du 4 octobre 1958 relatif aux critères de l'utilisation des pleins pouvoirs) aux simples autorisations administratives, en passant par les traités internationaux (v. par ex. : art. 49 du traité sur l'Union européenne relatif aux critères d'adhésion d'un Etat à l'Union). Mais si le critère s'apparente à une condition d'application des normes juridiques, au premier rang desquelles se trouvent les normes hypothétiques – « si le critère A est rempli, alors la règle B doit être respectée » –, son contenu et son efficacité sont frappés du sceau de la diversité. On peut schématiquement distinguer entre deux grandes familles de critères : ceux qui se basent sur des faits naturels ou scientifiques, telle la limite des plus hautes mers pour délimiter le domaine public maritime ou encore l'écoulement d'un délai, et ceux qui se basent sur des faits artificiels qui tirent leur existence même de la loi. Si les critères naturels sont généralement précis, les critères artificiels peuvent atteindre un haut degré de généralité, et se rapprocher du standard juridique. Ce faisant, la loi confère un plus grand pouvoir discrétionnaire à l'Administration ou au juge dans l'application du droit. Ce dernier peut vouloir préserver cette marge d'appréciation ; il en va ainsi du Conseil constitutionnel qui n'a jamais précisé à partir de quel taux un prélèvement fiscal devenait confiscatoire. Mais il peut également ajouter au texte et préciser le critère juridique général en posant un ou plusieurs critères complémentaires à vocation opérationnelle. C'est ainsi que le Conseil d'Etat mobilise trois critères alternatifs – objet de la demande, sérieux, récidive – pour apprécier le caractère excessif d'un recours et décider du prononcé de l'amende idoine. Le juge peut enfin, de lui‑même, dégager des règles juridiques et les conditions de leur application, ainsi que l'illustre la théorie de la voie de fait ou encore la définition jurisprudentielle du contrat administratif qui repose sur la conjonction d'un critère organique et d'un critère matériel – qui lui-même se divise en trois sous-ensembles qui répondent eux aussi à des critères spécifiques.
Mais le législateur et le juge ne sont pas les seuls à pouvoir dégager des critères juridiques, l'Administration détient également une telle capacité. C'est d'ailleurs elle, au titre de son pouvoir réglementaire, qui est réputée dégager des critères concrets pour permettre l'application des dispositions législatives générales. Par exemple, l'effectivité de l'obligation à la charge de l'Etat de garantir la qualité de l'air est ainsi dépendante des critères posés par le ministre compétent (Cenv., art. L. 220-1 et suiv. ; arrêté du 16 avril 2021 relatif au dispositif national de surveillance de la qualité de l'air ambiant), notamment quant aux critères scientifiques pour établir l'existence d'une « pollution ». Cela interroge nécessairement quant aux modalités de rédaction des textes d'application et quant à la liberté concrète du pouvoir réglementaire. Mais au-delà du pouvoir réglementaire d'application des lois, l'Administration mobilise également les critères juridiques en tant qu'outils d'évaluation. Il ne s'agit alors plus seulement de vérifier si une norme générale doit être appliquée, mais de hiérarchiser les candidats à un marché public ou encore d'évaluer les politiques publiques dans un contexte de rationalisation de l'action étatique. Le recours au critère fait alors figure de totem d'objectivité et contribue à légitimer les décisions législatives ou administratives postérieures – sous la réserve, fondamentale, de la pertinence dans le choix des critères initiaux.
Critère scientifique. Au-delà des critères authentiques, qui sont consacrés au sein d'une norme juridique, le droit se caractérise également par l'existence de critères issus de la doctrine. Conformément à sa double mission « de compréhension et d'opinion » (Ph. Jestaz, « Déclin de la doctrine », Droits, 1994, n° 20, p. 89), la doctrine peut dégager des critères sur deux plans distincts. Le premier est lié à la nécessité de définir les différents objets d'étude et d'organiser les connaissances universitaires de manière intelligible. Généralement placée en marge du droit positif, la recherche des critères pertinents est alors susceptible de conduire à des controverses juridiques. Tel est par exemple le cas des critères d'identification de ce qui relève du « droit administratif » – faut-il retenir un critère matériel, organique, ou encore juridictionnel ? – ou de ce qui constitue une liberté « fondamentale » – faut-il, là aussi, opter pour un critère matériel lié à l'importance de la liberté ou pour un critère formel lié à son inscription au sein d'un texte à valeur supralégislative ?
En deuxième lieu, la doctrine est susceptible de dégager des critères au soutien de l'explication du droit positif. L'effort d'abstraction opérée est susceptible ici de varier. D'une part, il peut s'agir d'effectuer une synthèse du droit positif, et de mettre à jour, sur la base d'un certain nombre de données disparates, les critères mobilisés de manière récurrente en jurisprudence. Cet effort synthétique peut de surcroît s'accompagner d'un effort de proposition. Un dialogue est alors susceptible de s'instaurer entre la doctrine et le juge, à l'image du débat qui anima les auteurs au début du XIXe siècle quant aux critères pertinents du domaine public. D'autre part, il peut s'agir d'adopter une démarche conceptuelle qui, partant des données du droit positif, cherche à élaborer « une superstructure de l'édifice juridique » (R. Bonnard, « La conception juridique de l'Etat », RDP 1922, p. 7) en se fondant sur des critères généraux et intemporels (v. par ex. : G. Tusseau, Les normes d'habilitation, Dalloz, coll. « Nouvelle Bibliothèque de Thèses », 2006).
Délimitation et problématisation. Le critère est donc présent partout, mais il demeure, en tant qu'objet d'étude singulier, peu abordé. Cela s'explique par le fait qu'il est souvent absorbé par d'autres techniques ou objets, tels les concepts juridiques ou la qualification juridique – dont l'étude est également relativement récente[1]. Le critère est donc principalement appréhendé de manière dynamique, dans le cadre d'un usage déterminé, mais rarement de manière statique, pour ce qu'il est. Ainsi, la frontière des connaissances s'arrête au constat de la diversité des critères en droit, mais laisse en suspens la question de l'existence potentielle de leur unité et, le cas échéant, de la nature de celle-ci. Or il apparaît tout aussi nécessaire de s'attarder sur le cadre juridique ou scientifique de création des critères, du point de vue de leur source, du processus rédactionnel lui‑même ou des contraintes qui l'entoure – les critères inscrits dans la loi obéissent‑ils tous, par exemple, aux mêmes principes directeurs ? De la même façon, la question de la potentielle unité de la manière dont le critère en droit est mobilisé par les acteurs juridiques mérite d'être interrogée pour dépasser, ou confirmer, les préconceptions actuelles. En mettant à jour les fonctions du critère en droit, c'est aussi le périmètre de celui-ci qui est précisé – le déclenchement des normes légales est-il nécessairement conditionné à l'observation d'un « signe objectif » ? – ainsi que le périmètre des autres techniques complémentaires (standard, faisceau d'indices, qualification par énumération, etc.).
Les critères constituent la toile de fond de la pensée du juriste. Principalement préoccupée par les motifs ou les pigments qui composent le tableau, la doctrine ne s'intéresse pas – ou peu – au châssis et l'entrelacs de coton sur laquelle ils reposent. De l'étude des critères, dans leur diversité, est pourtant susceptible d'émerger un objet scientifique à part entière et de premier plan : le critère en droit.
Consignes scientifiques :
Les thématiques dégagées autour de l'étude du critère en droit se structurent autour de deux axes principaux. Le premier est relatif aux connaissances en lien avec la nature ou l'élaboration du critère au sein des discours juridiques. Le second est relatif aux connaissances en lien avec la portée du critère en droit, c'est-à-dire la façon dont il est mobilisé par les acteurs juridiques. Les contributions doivent se rattacher à l'un ou l'autre de ces axes. L'ouvrage se veut pluridisciplinaire et a donc vocation à regrouper des écrits de droit privé, de droit public, de droit pénal, de droit de l'Union européenne, d'histoire du droit ou de théorie du droit. Les contributions peuvent, au choix, adopter une méthodologie déductive et un style général ou partir d'une étude de cas particulier susceptible de révéler une caractéristique potentielle du critère en droit.
Partie 1 – La conception du critère en droit
Thèmes d'étude potentiels :
Critère et doctrine
Qu'est-ce qu'un « bon » critère juridique ?
Critère juridique et critère scientifique
Critère juridique et législateur
Critère juridique et pouvoir jurisprudentiel
Critère juridique et pouvoir règlementaire
Critère juridique et pouvoir adjudicateur
Critère juridique et contraintes constitutionnelles
Critère juridique et contraintes socio-économiques
Partie 2 – L'utilisation du critère en droit
Thèmes d'étude potentiels :
Les fonctions du critère en droit :
Le critère en tant qu'outil de qualification
Le critère en tant qu'outil d'évaluation
Le critère en tant qu'outil de pédagogie
L'application du critère en droit :
Le maniement du critère légal par le juge
Le maniement du critère légal par l'administration
La mutabilité du critère en droit
Les limites à l'utilisation du critère en droit :
Le refus d'appliquer le critère juridique
L'administration face à l'absence de critères juridiques
Le juge face à l'absence de critères juridiques
Les critères introuvables en droit
Les techniques de substitution face à l'absence de critères juridiques
Format des propositions
Les projets de contributions ne doivent pas excéder 5000 signes (espaces compris) et doivent être retournés à M. Antoine Le Brun avant la date du 8 décembre 2023 à l'adresse suivante : critere.droit@gmail.com
La décision sera rendue le 15 décembre 2023.
Comité d'organisation
- Bruno Daugeron - Professeur agrégé des universités en droit public, Université Paris Cité, Directeur du Centre Maurice Hauriou pour la Recherche en Droit Public (UPR 1515).
- Antoine Le Brun - Maître de conférences en droit public, Université Paris Cité, Centre Maurice Hauriou pour la Recherche en Droit Public.
[1] « Les concepts en droit : usages et identité », RRJ 2012-5 ; J.-M. Denquin, Les concepts juridiques, Comment le droit rencontre le monde, Classiques Garnier, 2021 ; Ch. Vautrot-Schwartz, La qualification juridique en droit administratif, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit public », 2010 ; M. Nicod (dir.), Les affres de la qualification juridique, Presses de l'Université Toulouse 1 Capitole, 2018.