Date limite le dimanche 15 nov. 2020
Depuis la thèse controversée de Lucien Goldmann, qui présentait le premier jansénisme comme une idéologie dont l'infrastructure était le mécontentement des officiers titulaires de leurs charges face à la prise de pouvoir des commissaires au service de la monarchie absolue[1], un constat sociologique semble faire l'unanimité : si les jansénistes ne furent pas tous juristes, si les juristes ne furent pas tous jansénistes, les milieux jansénistes et juridiques se sont souvent recoupés en partie ou ont entretenu des relations étroites. Pour s'en tenir à des exemples français, on peut citer non seulement la famille Arnauld, qui compte deux avocats célèbres, Antoine Arnauld[2], défenseur de l'Université contre les jésuites au Parlement avant la naissance du jansénisme, et Antoine Le Maistre, qui renonce spectaculairement au Palais pour devenir le premier des Solitaires de Port-Royal[3], mais aussi Jérôme Bignon[4], avocat général au Parlement, ami intime de l'abbé de Saint-Cyran, père de Jérôme II Bignon[5], qui fut élève des Petites Ecoles de Port-Royal et qui héritera de sa charge, et grand-père de Madeleine Briquet[6], l'une des religieuses de Port-Royal ayant mené la résistance à la signature du formulaire condamnnant cinq propositions attribuées à Jansénius, Jean Domat[7], ami de Blaise Pascal et de sa famille, le chancelier Henri-François d'Aguesseau[8], réputé janséniste, mais qui finit par accepter d'imposer la bulle Unigenitus au Parlement, les parlementaires jansénistes opposés à la monarchie absolue[9] ou encore l'avocat convulsionnaire Louis-Adrien Le Paige[10].
Ce fait social invite à se poser deux questions, non exclusives l'une de l'autre. Existe- t-il un droit janséniste, c'est-à-dire une conception, une interprétation ou une pratique du droit spécifiquement jansénistes ? Quel rôle ont joué la culture, les doctrines, les controverses juridiques dans l'émergence, le développement et les mutations du jansénisme ? A tout le moins, plusieurs indices laissent supposer que, situé au croisement du religieux et du polique, le jansénisme a une histoire proprement juridique : la défense théologique de l'Augustinus, qui relève dans son ensemble de l'éloquence judiciaire, emprunte au droit romain la distinction du fait et du droit pour disqualifier le jugement pontifical et se présente comme très procédurière[11] ; l'intrusion spectaculaire de cinquante avocats dans le domaine des théologiens au sujet de la condamnation de Jean Soanen au concile d'Embrun[12] ; la contestation de la bulle Unigenitus devenue loi du royaume ; l'opposition parlementaire aux refus de sacrements ; la réforme du droit du mariage portée par le synode de Pistoia[13] ; les implications canoniques de la Constitution civile du clergé, considérée à tort ou à raison comme une œuvre janséniste par l'historiographie contre-révolutionnaire[14] ; l'héritage janséniste dans les théories constitutionnalistes des libéraux sous la Restauration[15] ; la question des droits de la conscience dans l'historiographie sur Port-Royal. Par ailleurs, les études sur Pascal ont montré des enjeux juridiques de sa pensée, qui croise celles d'autres auteurs port-royalistes, comme Pierre Nicole, et peut être replacée dans le contexte des réflexions des juristes aux XVIe et XVIIe siècles : dialectique de la justice et de la force[16], existence ou non d'un droit naturel[17], lien entre coutume et droit coutumier[18].
Toutefois, la relation du jansénisme au droit demeure complexe à saisir dans la mesure où il reste, à bien des égards, un objet historique non identifié : il est à la fois un sujet incontournable pour qui s'intéresse à l'époque moderne et l'une des catégories historiographiques les plus rétives à toute tentative de compréhension globale. Ce problème général des études sur le jansénisme se pose de manière particulière au sujet de son rapport au droit. Forgée au XIXe siècle et devenue presque canonique[19], l'opposition de « nature »[20] entre un jansénisme religieux, plus justement nommé Port-Royal, et un jansénisme politique et parlementaire[21], éclate la recherche dans deux directions différentes : pour le XVIIe siècle, l'étude doctrinale d'un augustinisme juridique[22] ; pour le XVIIIe siècle, l'histoire d'un « parti évanescent »[23] dont le lieu d'expression favori fut le Parlement. Dans cette construction en dyptique, qui relègue le jansénisme du XIXe siècle au rang d'appendice surnuméraire, le seul fil conducteur semble être la constance sociologique évoquée plus haut et l'opposition des milieux robins aux jésuites.
Le colloque aura pour objectif d'éprouver sans détour la double hypothèse d'un droit janséniste et d'une influence du droit sur l'histoire du jansénisme, pour l'étayer ou la dissoudre. Afin d'éviter les écueils que constitueraient soit une définition du jansénisme posée a priori, soit une imprécision terminologique source de malentendus, le point de départ de la recherche sera moins ce qu'est le jansénisme que ce qu'il fait ou ce qui le fait : effets juridiques du jansénisme sur l'Eglise, sur l'Etat, sur les relations Eglise-Etat ; effets du droit sur son histoire. Toutes les conceptions du jansénisme et toutes les approches méthodologiques seront les bienvenues, à condition qu'elles soient explicites. Le colloque sera pluridisciplinaire, au croisement de l'histoire, de l'histoire du droit, de la philosophie, de la littérature, et couvrira une période allant des origines du jansénisme à sa quasi extinction, moins dans un souci d'exhaustivité que de prise au sérieux des questions juridiques dans l'ensemble de la crise politico-religieuse que révèle le jansénisme.
Les actes du colloque paraîtront dans le n° 71 des Chroniques de Port-Royal, en juillet 2022.
Les textes devront être remis en novembre 2021.
Les propositions de communication peuvent être envoyées jusqu'au 15 novembre 2020.
Pilotes scientifiques : Blandine Hervouët (hervouettb@hotmail.com) Bernard Callebat (bernard.callebat@gmail.com) Simon Icard (icard.simon@orange.fr)
[1] Voir Lucien Goldmann, Le Dieu caché. Etude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1955, ch. 6. Parmi les critiques formulées contre cette thèse, voir notamment René Taveneaux, Jansénisme et politique, Paris, A. Colin, 1965, p. 21 et Gérard Ferreyrolles, « Goldmann visionnaire », Chroniques de Port-Royal, n° 49, 2000, p. 71-86.
[2] Il est le père du théologien Antoine Arnauld, dit « le Grand Arnauld ».
[3] Sur les liens de la famille Arnauld avec les milieux juridiques, voir Jean Mesnard, « Port-Royal : culture et société », Dictionnaire de Port-Royal, Paris, H. Champion, 2004, p. 16.
[4] Voir Frédéric Delforge, « Bignon, Jérôme I », Dictionnaire de Port-Royal, Paris, H. Champion, 2004, p. 177- 178.
[5] Voir Frédéric Delforge, « Bignon, Jérôme II», ibid., p. 178.
[6] Voir Régine Pouzet, « Briquet, Madeleine de Sainte-Christine », ibid., p. 219-220.
[7] Voir Dominique Descotes (dir.), « Le Droit a ses époques ». De Pascal à Domat, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2003 ; David Gilles, La pensée juridique de Jean Domat. Du Grand siècle au Code civil, Thèse de doctorat de droit, Aix-Marseille III, 1994 ; Jean-Philippe Heurtin, « Obliger à aimer les lois. Paradoxe de l'augustinisme juridique chez Jean Domat », Jus Politicum, n° 10 [ http://juspoliticum.com/article/Obliger-a-aimer-les-lois-Paradoxe-de-l-augustinisme-juridique-chez-Jean-Domat-733.html] ; Nicola Matteuci, Jean Domat, un magistrato giansenista, Bologne, Il Mulino, 1959.
[8] Voir Isabelle Storez-Brancourt, « Sic itur ad astra : quand le janséniste d'Aguesseau aborde le politique », 2004, halshs-00188401, et Le Chancelier Henri François d'Aguesseau (1668-1751) : Monarchiste et libéral, Paris, Publisud, 1996.
[9] Voir Catherine Maire, De la Cause de Dieu à la cause de la nation. Le jansénisme au XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1998, troisième partie.
[10] Voir ibid., ch. 17-19 et Francesco Di Donato, « Le concept de “représentation” dans la doctrine juridico-politique de Louis-Adrien Le Paige », Le concept de représentation dans la pensée politique, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d'Aix-Marseille, 2003, p. 53-73.
[11] A titre d'exemple chez les religieuses de Port-Royal, voir le début de la Relation de captivité d'Angélique de Saint-Jean (Paris, Gallimard, 1954, p. 27).
[12] Voir Wolfgang Mager, « Laïcat et pouvoir du ministère ecclésiastique : Rome, l'épiscopat et le gouvernement français face à la consultation des cinquante avocats du parlement de Paris contre le concile d'Embrun (1727- 1728) », Du jansénisme au modernisme : La bulle Auctorem fidei (1794), pivot du magistère romain, Jean- Baptiste Amadieu et Simon Icard (dir.), Paris, Beauchesne, sous presse.
[13] Voir Actes et décrets du concile diocésain de Pistoie […], « Décret sur le mariage », Pistoia, A. Bracali, 1788, p. 474-498.
[14] Sur la question disputée du rôle des jansénistes dans la Révolution française, voir notamment, par ordre chronologique de publication : Edmond Préclin, Les Jansénistes du XVIIIe siècle et la Constitution civile du clergé […], Paris, J. Gamber, 1928 ; René Taveneaux, Le Jansénisme en Lorraine (1640-1789), Paris, Vrin, 1960 ; Jansénisme et Révolution, Chroniques de Port-Royal, n° 39, 1990 ; Catherine Maire, De la Cause de Dieu à la cause de la Nation, op. cit., 1998, ch. 23 et épilogue ; Dale Van Kley, Les Origines religieuses de la Révolution française : 1560-1791, Paris, Seuil, 2002 [1e éd. en anglais 1996] ; Monique Cottret, Histoire du jansénisme, Paris, Perrin, 2016, ch. 10 et 11.
[15] Voir Valérie Guitienne-Mürger, « Le libéralisme dans les Nouvelles ecclésiastiques pour le XIXe siècle », Port-Royal au XIXe siècle, Chroniques de Port-Royal, n° 65, 2015, p. 97-124.
[16] Voir Gérard Ferreyrolles (dir.), Justice et force. Politiques au temps de Pascal, Actes du colloque de Clermont-Ferrand, 20-23 septembre 1990, Paris, Klincksieck, 1996.
[17] Voir Gérard Ferreyrolles, Pascal et la raison du politique, Paris, P.U.F., 1984, ch. 4 ; Francesco Adorno, « Pascal et le droit naturel », in Les Pascal à Rouen, 1640-1648, Rouen, Publications de l'Université de Rouen, 2001, p. 357-374 ; Raphaëlle Leblanc, « Droit naturel et droit des gens dans la pensée janséniste », Annuaire français de relations internationales, 2011, vol. XI, article en ligne : http://www.afri-ct.org/afri-volumes/afri-xii-2011/.
[18] Voir Gilles Olivo, « “Montaigne a tort” ou “Montaigne a raison” ? », Montaigne et Pascal, à paraître dans les Montaigne studies.
[19] Voir Simon Icard, « Le tranchoir de Sainte-Beuve, ou comment le jansénisme est devenu la chose du monde la mieux partagée », Delphine Antoine-Mahut et Stéphane Zékian, (dir.), Les Ages classiques du XIXe siècle, Paris, Editions des archives contemporaines, 2018, pp. 61-79 et « Port-Royal, l'Eglise et la République : histoire d'un ralliement », Simon Icard, Guillaume Métayer et Laurence Plazenet (dir.), Port-Royal et la République : 1940- 1629 ?, Chroniques de Port-Royal, n° 68, 2018, p.37-56.
[20] Jean Mesnard, « Port-Royal : culture et société », op. cit., p. 31.
[21] Voir, par exemple, Louis Cognet, Le Jansénisme, Paris, P.U.F., 1961, p. 84.
[22] Voir supra, n. 7, l'oscillation terminologique au sujet de Domat, janséniste ou augustinien.
[23] Catherine Maire, De la Cause de Dieu à la cause de la nation, op. cit., p. 396.
Colloque organisé par la Société des amis de Port-Royal, avec le concours de la Faculté de droit de Caen, de l'Equipe identité et subjectivité (Université de Caen) et de la Faculté de droit canonique de l'Institut catholique de Toulouse.