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Parution : 09/2021
Editeur : Peter Lang
ISBN : 978-2-8076-1888-6
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Les pères de l’Europe en héritages

Cornelia Constantin

Présentation de l'éditeur

Introduction

"Penser les pères de l’Europe à l’ère de la globalisation et de la révolution numérique, où la profusion d’informations nous donne à la fois le vertige et l’embarras du choix, s’avère au premier abord un exercice difficile. Comment penser les pères de l’Europe dans cette organisation mouvante et toujours remise en question qu’est l’Union européenne ? Objet politique non-identifié, selon les mots de Jacques Delors, l’Union européenne se définit depuis quelques années de manière de plus en plus évidente comme une organisation en crise.

Les défis que l’Union européenne doit relever aujourd’hui, post-Brexit, la pandémie, les guerres et les tensions qui se jouent à l’échelle internationale qui révèlent l’impératif d’une défense européenne solide, la montée des nationalismes, des extrêmes et des populismes en Europe, la crise migratoire, le combat contre le terrorisme, constituent actuellement des enjeux pour l’Union européenne en tant qu’acteur international. Dans ce contexte, les symboles, les mémoires sont mobilisés régulièrement dans ce processus de redéfinition des manières de faire la politique internationale et européenne. Les différents anniversaires célébrés les années passées (30e anniversaire de la chute du mur de Berlin, 70e anniversaire de la création de l’Otan à Londres, le 27 janvier – Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, etc.) montrent comment la mémoire peut devenir un enjeu, mais aussi un jeu conflictuel sur la scène internationale, qui fait revivre des clivages anciens, fondés pendant la Guerre froide.

Les mémoires des pères de l’Europe constituent bien un enjeu, tant dans les discours valorisants que dans ceux critiques. On peut ainsi constater une volonté affirmée de construire et de perpétuer leur mémoire, ou bien au contraire de critiquer leurs legs.

Les eurosceptiques dénoncent l’existence d’un « mythe de l’Europe » pour invoquer l’abandon acritique que celui-ci implique. Certains auteurs parlent des pères de l’Europe comme mythe au sens de déformation de la réalité, comme représentation « dogmatique, ennemi du réel, contraire à la raison et à l’esprit scientifique ». On critique ainsi les éloges qu’on confère aujourd’hui aux pères de l’Europe, qui cacheraient les réalités d’une Europe technocratique, non démocratique. Le « mythe de Jean Monnet » serait le couronnement des conceptions idéologiques qui justifient la construction européenne comme processus de civilisation au sens de Norbert Elias. Ces débats sont les signes d’un héritage institutionnel que l’on critique, autrement dit ces critiques attestent l’existence des pères de l’Europe comme mémoire.

Qu’est-ce qui a rendu possible que nous puissions aujourd’hui dire avec une certaine rigueur qui sont les pères de l’Europe ? Quels sont les mécanismes de cette convergence des vues, de l’homogénéisation des représentations sur les pères de l’Europe ?

Je montrerai que si certains individus sont reconnus actuellement comme étant à l’origine de la construction européenne, si la catégorie de père de l’Europe a « réussi » socialement, c’est parce qu’ils ont acquis une certaine réputation de « grands Européens » et font l’objet de pratiques mémorielles mobilisées de manière systématique. Autrement dit, ils sont promus, institués pères de l’Europe, au terme d’un processus de sélection, dans lequel sont investis activement certains entrepreneurs qui créent et gèrent certaines entreprises mémorielles.

Une première partie sera dès lors consacrée à ce que les pères de l’Europe incarnent dans leur temps, leur « révélation », leurs réputations qui évoluent. Des organisations portent également les mémoires des pères de l’Europe : la construction d’un héritage des pères de l’Europe est bâtie par des individus qui se positionnent comme héritiers de ceux-ci. La particularité de mon approche est de placer l’analyse des pères de l’Europe à l’échelle des groupes sociaux, tels que ceux constitués dans des associations de souvenirs, ou plus institutionnalisés, dans des partis politiques, ou des fédérations européennes de partis, qui constituent des instances très actives dans ce processus de construction de la mémoire. Une troisième partie est dédiée aux pratiques et politiques mémorielles consacrées aux pères de l’Europe.

La structure de ce livre est inspirée d’une part par les études sur les entrepreneurs de réputation ou de mémoire collective et historique, et d’autre part par la distinction de Maurice Halbwachs entre mémoire collective et mémoire historique.

Le concept d’entrepreneur est utilisé notamment dans la littérature anglo-saxonne sur la mémoire collective ou la construction de la réputation des hommes politiques, et suppose une dimension stratégique de leur action. Dans l’espace francophone, Michael Pollak fait référence par analogie avec le concept d’« entrepreneurs de morale » de Howard Becker aux « entrepreneurs de mémoire », qui gèrent la mémoire « encadrée », « ceux qui créent les références communes et ceux qui veillent à leur respect ». Nicolas Offenstadt met en évidence le travail des « petits entrepreneurs indépendants » anglais dans la réhabilitation des fusillés de la Grande Guerre. Camille Mazé quant à elle nomme les concepteurs des musées de l’Europe « entrepreneurs d’images d’Europe . Emmanuel Droit appelle « entrepreneurs de mémoire » les individus ou les groupes qui essaient d’imposer des mémoires dans l’espace public et politique. Les « notables de la mémoire » théorisés par Gérard Name constitueraient l’équivalent français du concept, qui ne recouvre cependant que les individus qui ont une place centrale dans la mise en scène des commémorations. Plus généralement, les études sur la conception des héros qui concernent les génies mettent en évidence la construction sociale des personnalités hors du commun, effectuée par des groupes d’admirateurs, d’émules, qui utilisent la référence à ces figures tutélaires pour s’autodéfinir."

Cornelia Constantin est docteure en sociologie politique de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris. Ses recherches portent sur les mémoires collectives en Europe, l’identité des organisations et l’espace public européen.

 

Sommaire

Préface

Introduction. Penser les pères de l’Europe

Les pères de l’Europe entre mémoire collective et mémoire historique

Un Panthéon européen en construction

Les capitaux politiques selon les fonctions détenues

I. Première partie : Réputations et trajectoires des pères de l’Europe

Chapitre 1 Comment se construisent les réputations pendant la Guerre froide

1. Des ères en perspective : Adenauer, le fondateur de la RFA, et De Gasperi, le reconstructeur

2. Une mythologie politique : Bidault l’atlantiste et Schuman l’européiste

3. Déclinaisons des politiques étrangères

4. Conclusion

Chapitre 2 Trajectoires européennes des pères de l’Europe

1. Les usages des fonctions européennes

2. Monnet, Hallstein, Spinelli, trois rôles inédits dans la construction européenne

a) Le leadership de Jean Monnet sur la construction européenne

b) Walter Hallstein, un universitaire reconverti dans la politique européenne

c) Spinelli, un « constitutionnaliste » atypique

3. Conclusion

Chapitre 3 Les constructions institutionnelles de l’Europe, un espace des possibles

1. Une hiérarchisation des événements

2. Des discours de légitimation

3. Une hiérarchisation des individus : l’effet instituant des premières fois

4. Conclusion

II. Deuxième partie : Les mobilisations des structures de souvenir et partisanes

Chapitre 1 Espaces de l’amitié, espaces des mémoires : les mobilisations des associations et fondations de souvenir

1. Les dynamiques des mobilisations

2. Les groupes investis dans les mobilisations

3. Comment prennent les structures associatives

4. L’internationalisation des structures associatives

a) Des élargissements des Conseils

b) La création de nouveaux groupes

c) Un réseau de « Schumaniens »

d) Le réseau atlantiste : l’American Council for Jean Monnet Studies

e) Les associations qui manquent de ressources européennes

5. Conclusion

Chapitre 2 La vie politique d’une catégorie : les mobilisations mémorielles partisanes

1. Des grammaires de la mémoire : l’expression des souvenirs partisans

a) Se revendiquer en tant que fondateur de l’Europe

b) Les centristes – des héritages dispersés

c) La mobilisation d’un Panthéon de gauche

d) Spaak, un socialiste à héritiers libéraux

e) Les Martino, une famille politique libérale, mais un héritage contradictoire

2. L’usage de la catégorie de père de l’Europe par les forces partisanes à l’échelle communautaire

a) Les références aux pères de l’Europe face à la recomposition des droites

b) À gauche, une référence moins marquée aux pères de l’Europe

3. Les galaxies partisanes

a) Une galaxie des centres et droites

(1) La Fondation Konrad Adenauer, un repère pour les fondations politiques

(2) La Fondation Robert Schuman : un passeport de centre droit pour l’Europe centrale et orientale

(3) La Fondation De Gasperi, une fondation politique à identité changeante

b) Une galaxie socialiste

(1) L’OURS, d’un engagement décalé à la reconversion

(2) La Fondation Guy Mollet, une autonomisation progressive

c) Penser les galaxies partisanes

4. Conclusion

III. Troisième partie : Des pratiques aux politiques mémorielles

Chapitre 1 Échelles et temporalités régionales et nationales des pratiques commémoratives

1. De la maison au Panthéon : l’année européenne Jean Monnet

2. Simone Veil au Panthéon

3. Des commémorations plutôt locales

4. Robert Schuman, Alcide De Gasperi, Konrad Adenauer et la mémoire des grands « hommes de frontières »

a) Robert Schuman : région et religion

b) Une forte politisation pour De Gasperi et Adenauer

c) Des lieux de mémoire fluctuants

d) Un déplacement des cérémonies vers Borgo Valsugana

5. L’internationalisation des pratiques commémoratives

a) Un renouveau de la commémoration : les années 2000

b) Un réseau de conservateurs de musées

6. Commémorer dans l’action fédéraliste

a) Ventotene, un lieu de mémoire fédéraliste

b) Un centenaire national

c) Commémorer et former

7. Conclusion

Chapitre 2 Pratiques commémoratives européennes des pères de l’Europe

1. La fête de l’Europe comme pratique de consécration des pères de l’Europe

a) La genèse de la fête de l’Europe

b) La décennie gaulliste et la concurrence des fêtes de l’Europe

c) Un regain de pouvoir des institutions européennes

d) Dynamiques des pratiques commémoratives depuis les années 1980

2. Les pratiques commémoratives partisanes

3. Concurrences des passés dans une Europe élargie

4. Les honneurs des mères de l’Europe

a) Les institutions européennes et l’égalité entre les hommes et les femmes

b) Les honneurs des « Grandes Européennes »

5. Conclusion

Chapitre 3 Les entrepreneurs mémoriels et l’action publique communautaire dans le domaine de l’histoire et de la mémoire

1. Des trajectoires d’entrepreneurs mémoriels

2. Le cheminement de trois catégories européennes : identité, histoire et mémoire

3. Conclusion

IV. Conclusion générale

Europe des cultures , Vol. 21 , 372 pages.  51,70 €