Collège International de Philosophie
avec la collaboration de l'Unité de recherche Philosophies contemporaines / équipe NOSOPHI, (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et de Triangle (UMR 5206, ENS-LSH)
Journée organisée avec le soutien de la Maison des Sciences de l'Homme Paris Nord
dans le cadre du séminaire
Justice pénale, justice réparatrice. Perspectives en droit international
m2 recherche Sociologie et Philosophie politiques
sous la direction de Raphaëlle Nollez-Goldbach et de Julie Saada
Juger les crimes de masse, écrire l'histoire
Autour de Mark Osiel
Programme
Mercredi 07 avril 2010
14h-19h
Juger les crimes de masse, écrire l'histoire
14h – 16h30
Sous la présidence de Julie Saada (Philosophe, Université d'Artois)
- 14h - Présentation de la journée par Julie Saada
- 14h15 - Mark Osiel, “Reflections on International Criminal Justice: Sociological Analysis of Recent Developments”
- 15h-15h30 - Questions et discussion
- 15h30 - Hélène Tigroudja (Juriste, Université d'Artois), «Existe-t-il une obligation juridique de juger les crimes de masse?»
- 15h50 - Christian Nadeau (Philosophe, Université de Montréal), «Sanction collective et mémoire publique»
- 16h10-16h30 - Questions et discussion
Pause café
17h – 19h
Sous la présidence de Raphaëlle Nollez-Goldbach (Juriste, Université Paris 12)
- 17h - Isabelle delpla (Philosophe, Université Montpellier 3), «Mark Osiel et la “forme procès”»
- 17h20 - Martine Leibovici (Philosophe, Université Paris Diderot – Paris 7), «A propos de quelques tensions inhérentes aux procès pour crimes de masse (Hannah Arendt, Shoshana Felman, Mark Osiel)»
- 17h40 - Liora Israël (Sociologue, EHESS), «Un théâtre sans public. Juger les crimes de masse à Arusha»
Résumés
- Mark OSIEL: “Reflections on International Criminal Justice: Sociological Analysis of Recent Developments”
- Hélène Tigroudja: «Existe-t-il une obligation juridique de juge les crimes de masse?»
L'ouvrage de M Osiel s'ouvre sur un constat : dans des périodes de transition démocratique, certains Etats jugent les crimes du passé et d'autres non. Des lois sont parfois adoptées pour «couvrir» ou excuser les exactions commises par le régime d'hier qui fournit quelques fois les cadres d'aujourd'hui ; des commissions vérité et réconciliation coexistent avec des procès pénaux lorsqu'elles ne les remplacent pas purement et simplement. La question qui est abordée dans cette communication est essentiellement celle du juriste: lorsque les Etats choisissent d'affronter ou de taire les crimes de masse; lorsqu'en accompagnant la transition démocratique, ils opèrent un choix entre la justice et la réconciliation (ces deux notions étant, pour les besoins de l'exposé, schématiquement opposées), suivent-ils une prescription posée par l'ordre juridique international? Plus simplement, ont-ils l'obligation de choisir, à l'issue d'une période autoritaire ou de la commission de crimes de masse, un système post-conflit plutôt qu'un autre? La réponse à ces questions est aujourd'hui assez complexe dans la mesure où l'ordre juridique international s'est lui-même complexifié ; certains diront qu'il s'est fragmenté et à tout le moins peut-on dire prudemment que s'il existe assurément dans certains systèmes conventionnels (Convention européenne des droits de l'homme; Convention américaine des droits de l'homme) une obligation de juger les crimes de masse (sans pouvoir pour autant parler d'un droit des victimes à cette répression…), elle n'est pour l'heure pas consacrée en droit international général. De même – et il sera intéressant de s'interroger sur les limites de ce que certains appellent la «moralisation du droit international» -, les Etats ne sont pas juridiquement contraints d'organiser, au plan international, une telle répression.
La conclusion (provisoire) de l'intervention est que si la souveraineté pénale des Etats tend à s'amenuiser sous l'effet notamment d'une logique plus « humaniste », le droit international continue cependant à entretenir des rapports ambivalents avec ces exigences de justice et de répression des violations graves et massives des droits de l'homme.
- Christian Nadeau : «Sanction collective et mémoire publique» / “Collective sanctions and public memory”
Dans son livre récent, Making sense of mass atrocity (Cambridge UP, 2009) Mark Osiel s'interroge sur la pertinence morale et la plausibilité juridique des sanctions collectives pour des crimes de masse. La loi criminelle standard est par définition centrée sur la responsabilité individuelle, alors que seuls des agents collectifs peuvent perpétrer des crimes de masse. Le droit doit-il prévoir des sanctions en tenant compte du caractère collectif des actes perpétrés, par exemple des sanctions pénales contre un régiment ou un bataillon tout entier? Mais quelles que soient les modalités prévues pour répondre aux défis de la responsabilité pénale collective, cette dernière ne peut avoir de sens que dans le cadre large d'une responsabilité morale collective, dont l'une des instances est la mémoire publique, tel que cela a été formulé dans un livre antérieur de Osiel, Juger les crimes de masse. Il s'agira donc de voir ici si la mémoire peut jouer le rôle institutionnel favorisant le sens de la responsabilité sociale chez les individus et en particulier pour les groupes militaires et si cette mémoire modifie la problématique juridique des sanctions collectives.
In his recent book,
Making Sense of Mass Atrocity (Cambridge UP, 2009) Mark Osiel wonders about the moral relevance and the legal admissibility of collective sanctions for mass murders and mass atrocities. Standard criminal law is by definition centred on individual responsibility,while only collective agents can commit mass atrocities. Does the law have to plan sanctions by taking into account the collective character of the committed acts, i.e., sanctions against a regiment or a whole battalion?
Whatever the modalities planned to answer the challenges of collective penal liability, this process cannot be effective without taking into account the wider framework of collective moral responsibility, of which public memory is one dimension (see Osiel's previous book:
Mass Atrocity,Collective Memory and the Law).
Can public memory can play the institutional role of facilitating and cultivating a sense of social responsibility within individuals, including military groups and military officers ? Can public memory have an impact on the legal problem of collective sanctions?
- Isabelle Delpla: «Mark Osiel et la “forme procès”» / “Osiel and the 'trial form'”
Je me distancerai d'une lecture politique du livre de Mark Osiel « Juger les crimes de masse », lecture qui voit l'intérêt du livre dans sa thèse principale, la défense d'une solidarité par dissensus délibératif. Son intérêt réside, selon moi, moins dans cette thèse que dans la réactivation de la « forme procès » comme forme 'métaphysique' argumentative.
Je ferai deux objections à la thèse du procès comme lieu favorisant un dissensus délibératif:
1) elle est d'autant plus pertinente qu'il y a une équivalence possible entre les formes du procès comme oppositions des parties et les formes politiques bipartisanes (c'est le cas aux Etats-Unis). Comme cela a été souligné, les procédures judiciaires, notamment accusatoires, imposent une division de la réalité et des argumentaires entre accusation et défense qui peut être déplorée par les historiens et qui n'est pas nécessairement un modèle souhaitable de désaccord politique. Pour la représentation des minorités, on peut par exemple souhaiter une représentation plus complexe de la délibération politique.
2) en mettant l'accent sur les liberal show trials et leurs effets publics, Osiel place la barre très haut, peut-être trop haut : les tribunaux pour crimes de masse peuvent produire des effets sociaux significatifs en deçà de la phase du procès par leurs enquêtes, notamment. En donnant à ces procès des visées de refondation sociale plus large, on peut en attendre trop, quitte à leur donner des visées et mandats irréalistes, comme ce fût le cas pour le TPIY. Les missions ou réalisations plus modestes, mais plus en phase avec les tâches classiques du droit pénal, finissent par être reléguées au second plan.
Ces réserves émises envers la thèse du livre, je le défendrai comme un grand livre de philosophie pour sa méthode et pour avoir remis en selle sur la scène intellectuelle la forme du procès comme forme argumentative. Alors même que la philosophie morale ne laisse pas de place à l'argumentation et à la délibération argumentative raisonnée sur de tels crimes (l'utilitarisme, le kantisme ou tout autre forme de morale condamnent les massacres collectifs et le désaccord à ce sujet n'a pas de place en philosophie morale), alors même que la philosophie politique contemporaine a délaissé la philosophie de la peine et la question du mal comme centrale, le livre d'Osiel permet de réactiver un genre philosophique, celui de théodicée devenue sociodicée où la question du mal et de notre confiance dans le monde (social) sont l'objet d'une argumentation et d'un désaccord aussi profond que rationnel. Kant de L'insuccès de toute tentative de théodicée montrait la parenté entre les arguments des philosophes défenseurs de la cause de Dieu et les formes de défense possibles dans un procès. C'est dans cette tradition argumentative que le texte d'Osiel devrait aussi être replacé.
I will take some distance towards a political reading of Mark Osiel's book « Mass atrocity, collective memory and the law ». According to this reading, the main interest of the book lies it is main theses, the idea of social solidarity reached through a deliberative dissensus. According to me, its main interest rather consists in the reactivation of the « trial form » as an argumentative 'metaphysical' form.
I formulate two objections against the idea that the trial is a forum fostering solidarity through deliberative dissensus
1) it is all the more relevant that it presupposes a possible equivalence between legal adversarial procedures and a two-party system (as it is the case in the US)
2) it set the skates for liberal show trials to high. Hence it leaves aside some significant social effects of such trials, that are less visible, such as those produced by the criminal ingestigations. Such a view also leads to expecting such trials to provide a new social foundation. In the case of the ICTY, this has led to assigning an irrealistic mandate, overlooking more basic tasks of criminal law.
That being said, I would defend Osiel's book as an important philosophy book through its method and procedure since it promotes the « trial form » as an argumentative form. While there is no possible disagreement and little argumentation in moral philosophy concerning those crimes (all moral philosophy condemn them), while contemporary political philosophy has set aside criminal law in theories of justice and the issue of evil, Osiel's book allows to reactivate a philosophical genre. In the genre of theodicy and sociodicy, the issue of evil and of our trust in the world and social order are debated, argued and can be the object of a deep but rationnal disagreement. In his small essay about the failure of all theodicy attempts, Kant showed the parallel between philosophical arguments defending God's cause and the possible strategies of a defense lawyer. Osiel's book also belongs to this argumentative tradition and the philosophical challenge it represents should be underlined.
- Martine Leibovici: « A propos de quelques tensions inhérentes aux procès pour crimes de masse (Hannah Arendt, Shoshana Felman, Mark Osiel) » / “About some tensions involved in mass crimes trials (Hannah Arendt, Shoshana Felman, Mark Osiel)”
En dialogue avec Juger les crimes de masse. La mémoire collective et le droit, j'examinerai deux sources de tension caractéristiques des procès pour crimes de masse que je reconstituerai à partir du livre d'Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem.
1) Selon Arendt, un procès pour crime contre l'humanité qui met en cause un criminel de bureau représente, d'une façon très spécifique, un retour à l'humanité du criminel lui-même ; mais au sens judiciaire du terme, une telle culpabilité ne peut être établie qu'à la condition d'une modification des catégories du droit pénal.
2) Ce type de procès requiert le témoignages de nombreux rescapés pour qui le fait même de parler en public, de transmettre les violences extrêmes qui leur ont été faites à eux mais aussi à tous ceux qui ne sont plus là pour parler, acquiert une importance en soi. La fonction de témoignage tend à s'autonomiser par rapport à la fonction traditionnelle du tribunal - juger des criminels - et finit par rendre problématique sa théâtralité constitutive. Je reexaminerai cette tension en discutant un article de Shoshana Felman consacré à Eichmann à Jérusalem (« Théâtres de justice : Hannah Arendt à Jérusalem », Les Temps modernes, n°615-616, sept-nov 2001), qui se réfère aussi à Mark Osiel. Je suggererai enfin que l'abîme constaté par Arendt entre la médiocrité de l'acteur principal du procès et l'immensité des crimes que les témoignages indiquent est pour quelque chose dans la notion même de banalité du mal.
In relationship with Mass Atrocity, Collective Memory and the Law, I will explore two specific sources of tension involved in mass crimes trials, which I will build from Hannah Arendt's Eichmann in Jerusalem :
1) According to Arendt, a trial indicting an office criminal for crimes against humanity, means the coming back into humanity of the criminal himself in a very specific way; but, from a legal point of view, establishing such a culpability presupposes a change in criminal law's categories.
2) This type of trial needs the testimonies of a number of survivors. The very fact of publicly speaking, of passing on extreme violences that they but also all those who are not alive anymore suffered, gets an importance by itself. Then the testimony's function tends to part from the traditional law court's function - judging criminals - and ends up in jeopardizing its essential theatrality. I will explore that tension by discussing an article Shoshana Felman wrote about Eichmann in Jerusalem, in which she also refers to Mark Osiel's book. I will also suggest that the abyss that Arendt noticed between the insignificance of the trial's main actor and the hugeness of the crimes pointed out by testimonies had something to do with the very notion of banality of eveil.
- Liora Israël, «Un théâtre sans public. Juger les crimes de masse à Arusha» / “A theater with no audience. Mass atrocities on trial in Arusha”
Le Tribunal Pénal International pour le Rwanda constitue l'une des principales incarnations de la justice internationale. Situé à Arusha, en Tanzanie, il a pour mission de juger les personnes suspectées d'avoir participé, à des postes de responsabilité, au génocide des tutsis. Toutefois, ce tribunal, s'il participe bien de cette nouvelle génération d'institutions créées pour juger les crimes de masse du second vingtième siècle, ne correspond qu'imparfaitement au modèle décrit par Mark Osiel, notamment du fait de son isolement et du peu d'intérêt que suscitent ses jugements. Quels peuvent être dès lors être les effets, notamment sur la mémoire collective et le droit, d'une telle institution?
The ICTR is one of the main institutions incarnating international justice. Located in Arusha, Tanzania, the mission of the tribunal is to judge people convicted of being responsible for the genocide of the tutsis in Rwanda. Nevertheless, even if this tribunal is a good exemple of this new generation of institutions in charge of the judgement of mass murders, it does not fit completely with the model described by Mark Osiel, notably because of its lack of international and national audience. What could be then the legacy of such an institution, particularly concerning collective memory and the law ?
Lieu/accès
AMPHI 50 - Université Paris 7 - Denis Diderot, Dalle les Olympiades - Immeuble Montréal, 105 rue de Tolbiac, 75013 Paris
Métro : ligne 14 station "Olympiades", ou ligne 7 station "Tolbiac".
Bus: lignes 62 et 83, arrêt "Tolbiac-Baudricourt"
(Dans la rue de Tolbiac, juste après la rue Baudricourt, se trouvent à droite des escaliers mécaniques qui mènent à Paris 7. Il faut ensuite longer le bâtiment qui se trouve sur la gauche, l'entrée de la fac se trouvant tout au bout, à gauche. Une fois à l'intérieur, prendre la première porte à gauche avant les ascenseurs, l'amphi 50 se trouve dans ce couloir).