Présentation
En prônant la « réparation » du système de santé voire le « reengineering » de l’État tout entier, le premier ministre et le président actuels font tomber en disgrâce l’expression de « réforme de l’État » et rappellent que les mots ont en politique un passé et, dans certains cas, un passif. Cette éclipse temporaire ne doit cependant pas faire illusion : incantatoire, le terme de réforme continue d’être brandi tour à tour par les gouvernants et leurs détracteurs. Il sature et oriente discours et représentations politiques actuels. L’histoire du Moyen Âge occidental est quant à elle narrée selon une trame « réformiste », sans doute depuis l’époque moderne : réforme carolingienne, réforme clunisienne, réforme grégorienne, réforme cabochienne, etc. Pour autant, le terme de « réforme » n’est que très rarement un objet de discussion, voire de recherches, même si les historiens du fait religieux ont récemment pris une longueur d’avance en la matière.
Apparu sous la plume d’Ovide dans ses Métamorphoses et repris par Sénèque, le terme désigne à partir de saint Paul le principe d’être ré-formé, re-formé selon l’image du Christ. Il faudrait ensuite attendre le XIe siècle pour que le terme de réforme commence d’être, très sporadiquement, utilisé pour désigner en contexte monastique des changements organisationnels et institutionnels et non plus individuels : la reformatio ordinis ou la reformatio ecclesiae. Un premier tournant décisif serait atteint sous Innocent III, comme l’indique le 12e canon de Latran IV qui fait entrer, selon J. Barrow, la réforme dans le « mainstream » de la pensée catholique. Devenue selon elle un « catchword » avec le concile de Constance (1414-8), la reformatio serait bientôt délaissée au profit de la « restauration » à partir de la Réforme.
Mais depuis quand les pouvoirs princiers et leurs opposants ont-ils revendiqué la reformatio ? À la manière du pape, l’empereur germanique « réformait » peut-être son empire depuis le XIIe siècle, mais dans une historiographie pourtant toute entière structurée autour de la Reichsreform, une enquête lexicale proprement dite n’a, comme ailleurs, jamais été menée.
Dans le royaume de France, c’est la lutte contre le pape Boniface VIII qui motiva Philippe le Bel à se saisir d’une reformatio que le pontife prétendait lui imposer à lui et à son royaume. Avant cette date, le roi de France était soucieux de correctio, d’emendacio et de restitutio, ces deux termes étant notamment centraux dans l’expérience politique menée par Louis IX au travers des vastes enquêtes de réparation, diligentées entre 1247 et 1270 pour restituer les biens mal acquis par son administration. Le Saint Louis réformateur est dès lors une reconstruction idéologique postérieure, véhiculée à partir de 1303 par les multiples ordonnances de « réformation » qui sont promulguées au nom d’un roi dont le prestige fut décuplé par la canonisation. Diligentées dès 1302, les nombreuses enquêtes dites elles aussi de « réformation » capitalisent également le prestige des investigations instituées par le roi saint, alors même qu’elles en changent totalement l’enjeu : elles corrigent les méfaits des officiers à l’égard des populations, certes, mais contre compensation financière, et répriment également les délits des sujets contre le roi. L’image du Louis IX « réformateur » provient enfin de la très célèbre ordonnance de 1254 dont la rédaction suscite l’emploi éphémère du verbe reformare, qui disparaît de la production normative royale passé 1256. Cette fugace apparition est sans doute liée à la législation du frère du roi, Alphonse de Poitiers, et au calame de Gui Foucois, le futur pape Clément IV, acteur central de la vie politique européenne du second XIIIe siècle. L’exemple capétien montre ainsi non seulement tout l’intérêt de prêter attention aux termes employés, mais également de retracer la double circulation des mots et des hommes de cours princières en cours princières.
C’est en effet sans doute à un autre méridional, Simon de Montfort, leader de la révolte baronniale des années 1258-1267, que l’on doit peut-être l’irruption brutale de la reformatio dans le champ politique plantagenêt. La dénonciation du pape, qui accuse les provisions d’Oxford d’avoir été prises par les barons sub pretextu reformandi statum regni, au prétexte de réformer l’état du royaume, ne change rien : la reformatio est bel et bien imposée à Henry III contre son gré. Si l’on déplace alors la focale vers les dynamiques sociales à l’œuvre, l’émergence du lexique réformateur viendrait cette fois-ci de la société politique, selon une logique ascendante et non plus descendante, comme dans le royaume de France. Les exemples plantagenêt et capétien attestent en outre de transferts certains entre le « religieux » et le « politique » » au Moyen Âge qu’il conviendrait de mettre en lumière ailleurs. Enfin, le fait que la réformation soit toujours présentée dans les archives comme la reformatio du statum du royaume ou de l’Eglise, ouvre une dernière piste de réflexion, plus globale encore : le fonctionnement des deux termes « réforme » et Etat en binôme peut-il laisser penser que la revendication du vocabulaire réformateur par les pouvoirs médiévaux serait un indice de construction étatique ? C’est tout l’enjeu de ce colloque de mettre en évidence les contextes favorables à la revendication de la « réforme », son lexique, sa diffusion, ses promoteurs et ses détracteurs au sein d’une vaste société politique mêlant laïcs et ecclésiastiques.
Partir du vocabulaire réformateur stricto sensu (reform*), quitte à en démontrer l’extrême rareté selon les époques et les régions, revient dès lors à revendiquer une démarche singulière en histoire : l’approche régressive, puisqu’il s’agit en somme de retracer l’histoire d’un terme aujourd’hui à succès, d’en comprendre les significations passées et les usages. On ne peut toutefois s’en tenir à la seule reformatio, terme dont la diffusion paraît relativement tardive et qui est sans doute minoritaire face à d’autres lemmes privilégiés par les médiévaux. La documentation atteste en effet empiriquement l’existence d’un vocabulaire réformateur proprement médiéval, parfois antérieur à la reformatio ou parfois concurrent qu’il convient également de traquer : renov(are)- conserv(are)- innov(are)- restaur(are)- corr(igere)- emend(are)- restit(uere)- repar(are)- meliora(re), etc.
Enfin, la charge politique potentiellement explosive de la « réforme » au Moyen Âge, souvent revendiquée lors de révoltes ou de conflits de souveraineté, se trouve de plus totalement diluée par nos usages contemporains. Il s’agira donc d’orienter également la réflexion vers les usages historiens de cette notion. Que veut-on dire exactement quand on présente une époque, un règne, un acteur ou un document comme « réformateurs » ? Vanter le vent du changement à la manière de notre classe politique actuelle ? Montrer qu’il existait des périodes « lumineuses » et progressistes dans les longs dark ages médiévaux ? Si les médiévaux jugèrent bon d’accoler parfois, au verbe reformare l’adverbe in melius, n’était-ce pas qu’ils l’entendaient au contraire dans un sens essentiellement réactionnaire ? Ladner avait-il alors raison de dire que le XIIe siècle serait à la fois le siècle décisif de diffusion du lexique réformateur et de son basculement vers le progressisme ? Les médiévaux étaient-ils plus soucieux de purgation et de nettoyage, de correction et d’amende que de réforme ?
Programme
21 Novembre 2019
(Salle multifonction 50 places)
9h00 : Accueil des participants
9h15 : Introduction
Marie Dejoux
Première session - Dire la réforme de l’Eglise
Présidence : Fabrice Delivré
10h00 : Dire la « réforme » ? Enquête sur le lexique dit « re/réformateur » dans les corpus diplomatiques et théologiques (haut Moyen Âge-XIIIe siècle)
Nicolas Perreaux, Ingénieur de recherches, LaMOP
10h45 : Le lexique réformateur dans les lettres de deux pontifes successifs : Alexandre IV (1254-1261) et Urbain IV (1261-1264)
Pascal Montaubin, Maître de conférences, Université de Picardie Jules Verne, TRAME
11h30 : La réforme dans le procès conciliaire contre le pape Eugène IV. Bâle, années 1430
Emilie Rosenblieh, Maître de conférences, Université de Franche Comté, Centre Lucien Febvre
12h00 : Pause déjeuner
Deuxième session - le gouvernement et le vocabulaire réformateur
Présidence : Didier Panfili
14h00 : Reformatio et vocabulaire réformateur dans la littérature didactique communale. Italie XIIIe-XIVe siècles
Carole Mabboux, Membre de l’Ecole française de Rome
14h45 : La réforme est-elle un mode de gouvernement chez les Angevins ? Les ordonnances et statuts des rois de Sicile pour la Provence jusqu’au règne de Jeanne Ire
Thierry Pécout, Professeur des universités, Université Jean Monnet (Saint-Étienne), UMR LEM-CERCOR
15h30 : L’inscription de la « réforme » dans l’ordre du jour politique du royaume de Castille au cours de la première moitié du XIVe siècle
François Foronda, Maître de conférences, Université Paris 1, LaMOP
16h15 : Reformatio in absentia. Quels champs lexicaux pour évoquer la réforme en Angleterre à la fin du Moyen Âge ?
Aude Mairey, Directrice de recherches CNRS, LaMOP
16h45 : Fin de la 1ère journée
Vendredi 22 novembre
(Salle multifonction 50 places)
9h00 : Accueil des participants
Troisième session - le vocabulaire réformateur dit d’en haut et dit d’en bas
Présidence : Julie Claustre
9h15 : « Pour la multitude d’officiers qui ont esté de par nous ordenéz ou temps passé… » Discours royaux autour de la régulation du nombre des officiers aux XIVe et XVe siècles
Amable Sablon du Corail, Archives nationales, Responsable du département du Moyen Âge et de l’Ancien Régime
10h00 : L’usage du lexique de la reformatio par les contribuables dauphinois, 1370-1478
Anne Lemonde, Maître de conférences, Université Grenoble-Alpes, LUHCIE
10h45 : La « réforme » dans les révoltes princières, l’exemple de la guerre du bien public et de la guerre folle
Joël Blanchard, Professeur émérite, Le Mans Université, 3L.AM- LaMOP
Olivier Mattéoni, Professeur des universités, Université Paris 1, LaMOP
11h30 : Pause déjeuner
Quatrième session - dire la réforme en assemblée
Présidence : Marie Dejoux
14h00 : L’idée de réforme et son vocabulaire dans les procès-verbaux d’assemblées parlementaires. Couronne d’Aragon, XIVe siècle
Alexandra Beauchamp, Maître de conférences, Université de Limoges, CRIHAM
14h45 : Vocabulaire réformateur dans la séquence des Etats généraux 1355-1358
Gaëtan Bonnot, PRAG, Université Paris, LaMOP, PIREH
Ouverture historiographique
15h30 : De la réformation à la Réforme : l’historiographie allemande sur la Reichsreform
Gisela Naegle, Docteur et chargée de cours, Justus-Liebig-Universität, Giessen
16h15 : Conclusions
Claude Gauvard, Professeur émérite, Université Paris 1, LaMOP
16h45 : Fin du colloque
Organisé pour le RMBLF, Réseau des médiévistes belges de langue française par Marie Dejoux avec le soutien de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et du LaMOP