Appel à contribution

Actualité / inactualité du droit naturel

Dossier de la Revue de Métaphysique et de Morale

Date limite le mercredi 31 mars 2021

A la fin du XIXe siècle, le sort du droit naturel, cette discipline philosophique dont les origines remontent peut-être à l'Antiquité (la question de l'existence d'un « droit naturel » chez Aristote, voire chez les stoïciens, demeurant controversée), et en tout cas au Moyen Age chrétien (Thomas d'Aquin), paraissait scellé : l'essor impétueux du positivisme juridique tout au long de la période post-révolutionnaire semblait avoir eu raison de lui.

Ce discrédit de l'idée même de droit naturel (et non pas seulement de telle ou telle de ses nombreuses déclinaisons) avait plusieurs causes. Ce qu'il est convenu de nommer la sécularisation, corollaire de « l'auto-affirmation de la modernité » (Hans Blumenberg), a mis à mal le lien qui paraissait exister de manière nécessaire entre le droit naturel et un corps de vérités théologiques, par exemple dans le thomisme. Cette dissociation, comme la sécularisation elle-même, a été rendue inévitable par la pluralisation des convictions religieuses consécutive à la Réforme. Du côté du droit lui-même, l'abandon des axiomatiques jusnaturalistes a été précipité par les révolutions de la fin du XVIIIe siècle, même si dans un premier temps les Déclarations des droits (ou ce qui en tenait lieu, comme la Déclaration d'indépendance des Etats-Unis) ont continué à s'appuyer sur des principes jusnaturalistes et sur leur fondement religieux : l'incorporation de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen à la Constitution de 1791 a ouvert la voie à un mouvement de « positivation du droit naturel » (Jürgen Habermas) que l'entreprise de codification du droit privé et public, en France puis dans le reste de l'Europe continentale (le cas du monde anglo-saxon étant en partie différent, puisqu'il a résisté, au nom de la common law, à la « légimanie » française, fustigée également par l'Ecole historique du droit allemande), a rendu irréversible. Une fois intégralement codifié, le droit n'avait plus besoin, semblait-il, de s'adosser à des convictions philosophiques forcément controversées.

Le triomphe incontestable du positivisme juridique est le produit de cette situation : le droit, si l'on peut résumer ainsi sa conviction de base, ne s'autorise que de lui-même et des procédures qu'il consacre (la législation, la jurisprudence). Cette autonomisation du droit par rapport à la « nature » et aux discours philosophiques qui la construisent présente, au jugement des juspositivistes eux-mêmes, des inconvénients notables. Elle est de nature à fragiliser les fondements mêmes de l'édifice juridique. N'y a-t-il pas, en particulier, contradiction entre la volonté de sanctuariser, pour ne pas dire de sacraliser les droits fondamentaux (qu'on n'ose plus, dans une perspective positiviste, nommer des droits naturels) et l'attribution à ces droits d'un statut purement positif (constitutionnel) ? Le positivisme juridique, qui se veut philosophiquement agnostique, n'échappe pas, semble-t-il, au dilemme de la Letztbegründung, de la « fondation ultime ».

Au demeurant, même à l'époque du positivisme triomphant (la deuxième moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe), des voix ont continué de proclamer obstinément l'inéluctabilité de la perspective jusnaturaliste, sous une forme ou une autre. C'est le cas, en particulier, de tous ceux, juristes ou philosophes, qui se refusent à une séparation stricte des considérations juridiques et des convictions religieuses. Mais au-delà du camp, somme toute restreint, des adeptes d'un arraisonnement théologique du droit, des voix diverses ont contribué, pour des raisons elles-mêmes diverses, à ce qu'on a pu nommer une renaissance du droit naturel, notamment à partir de 1945. L'effroyable instrumentalisation du droit par des entreprises criminelles a occasionné, y compris chez des positivistes patentés, un retour à un type de questionnement ouvertement jusnaturaliste : le droit naturel apparaît comme un rempart théorique contre la dérive totalitaire, ou tout simplement contre l'instrumentalisation politique qui menace le droit.

Du côté de la philosophie du droit, un certain nombre de contributions majeures, dans les dernières décennies, ont remis à l'ordre du jour, parfois contre le gré de leurs auteurs, des motifs jusnaturalistes. C'est ainsi que Ronald Dworkin, dans son livre Prendre les droits au sérieux, présente son entreprise comme une « attaque générale contre le positivisme » et affirme qu'il existe des droits qui « sont naturels en ce sens qu'ils ne sont pas le résultat d'une législation ou d'une convention »[1]. De son côté, même s'il s'en défend, la reconstruction des principes du droit entreprise par Jürgen Habermas dans Droit et démocratie, avec sa thèse centrale de l'existence d'un « rapport de complémentarité » entre « morale autonome » et « droit positif »[2], semble bien inscrite dans une perspective jusnaturaliste, redéfinie selon les canons de la théorie communicationnelle. Plus surprenant : au sein même de la philosophie analytique, pourtant présumée rétive aux constructions métaphysiques dont le jusnaturalisme semble être un des fleurons, on a vu surgir des tentatives de redéfinition du droit naturel selon les canons de la théorique analytique du droit (analytical jurisprudence) ; une des plus remarquables est celle de John Finnis[3].

En dépit de ce qui semble demeurer la conviction dominante parmi les juristes et chez beaucoup de philosophes, il semble donc que la question du droit naturel et le débat entre jusnaturalisme et juspositivisme ne soient pas éradiqués, et que la « mauvaise herbe » repousse, fût-ce sous forme transgénique. Il nous a donc paru souhaitable de rouvrir la discussion et de proposer, dans leur diversité, quelques contributions au débat sur l'actualité (ou l'inactualité) du droit naturel et des perspectives jusnaturalistes.

 

 

Responsable du dossier : Jean-François Kervégan

Date limite d'envoi d'un article (conforme aux normes de format et de présentation[4]) : 31 mars 2021 à l'adresse Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

 

[1] R. Dworkin, Prendre les droits au sérieux, trad. fr. Paris, Puf, 1977, p. 79 et 270.

[2] J. Habermas, Droit et démocratie, trad. fr. Paris, Gallimard, 1997, p. 122.

[3] J. Finnis, Natural Law & Natural Rights, Oxford, Oxford University Press, 2011.

[4] Ces normes sont indiquées ici : https://tinyurl.com/yyqfp8cp.


Dossier placé sous la responsabilité du Professeur Jean-François Kervégan, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.