Appel à contribution

Qui gouverne les illégalismes de droits ? Nouveau regard sur les manières de faire du contrôle social

Un dossier de la revue Champ Pénal

Date limite le dimanche 15 janv. 2017

Dossier coordonné par Anthony Amicelle et Carla Nagels

 
 

Argumentaire

A la différence des délinquances dites « ordinaires » visant les biens ou les personnes, les autres transgressions de règles de droit (lois, règlements et autres normes légales) sont généralement prises en charge par des agences de contrôle spécialisées plutôt que par les organisations policières. A cet égard, la distinction introduite par Michel Foucault entre « illégalismes de biens » et « illégalismes de droits » demeure un point de départ incontournable pour saisir la portée et les évolutions de ce traitement différentiel. Dans nombre de ses écrits, à commencer par Surveiller et punir(1975), celui-ci a en effet décrit les mécanismes de recomposition du contrôle social à l'œuvre en France, et plus généralement en Europe au sortir du XVIIIe siècle, où l'illégalisme des biens a été séparé de celui des droits. Partage qui recouvre une opposition de classes, puisque, d'un côté, l'illégalisme qui sera le plus accessible aux classes populaires sera celui des biens – transfert violent des propriétés ; que d'un autre la bourgeoisie se réservera, elle, l'illégalisme des droits : la possibilité de tourner ses propres règles et ses propres lois […]. Et cette grande redistribution des illégalismes se traduira même par une spécialisation des circuits judiciaires : pour les illégalismes de biens – pour le vol – les tribunaux ordinaires et châtiments ; pour les illégalismes de droits – fraudes, évasions fiscales, opérations commerciales irrégulières – des juridictions spéciales avec transactions, accommodements, amendes atténuées, etc. (Foucault, 1975, 103-104). 

Cette distinction fondamentale entre illégalismes de biens et illégalismes de droits a été revisitée à plusieurs reprises au cours des dernières années, aussi bien en sociologie et en science politique qu'en criminologie (Acosta, 1988 ; Lascoumes, 1986 ; 1996 ; Favarel-Garrigues, 2007 ; Fischer, Spire, 2009 ; Spire, 2009 ; 2012 ; Spire, Weidenfeld, 2015 ; Aguilera, 2012 ; Nagels, 2009 ; 2013 ; Amicelle, 2013 ; 2014). Certains de ces travaux ont notamment permis d'éclairer la relative « démocratisation » de l'accès aux illégalismes de droits à la lumière des transformations de l'Etat et des interventions étatiques au sein des pays occidentaux depuis les années 1980. En effet, les illégalismes de droits se retrouvent désormais dans tous les pans de la société puisqu'ils concernent potentiellement l'ensemble des catégories d'individus et d'entités aux prises avec l'Etat, ses administrations et ses règles juridiques dont le nombre n'a cessé d'augmenter. La fin du monopole des membres de la classe dominante sur cette forme générique d'illégalismes n'a cependant pas forcément mis fin aux inégalités de ressources et de traitement entre classes sociales, à l'instar de la gestion des illégalismes fiscaux incitant à distinguer les illégalismes populaires qui consistent à transgresser explicitement la loi en s'exposant au contrôle de l'administration et les illégalismes plus répandus chez les dominants, qui consistent à utiliser les failles du droit en affichant “sa bonne foi” (Spire, 2012, 9). 

Si la distinction foucaldienne ne recouvre plus aussi clairement - ou aussi simplement - une distinction de classe dans la répartition sociale des transgressions, elle rappelle en revanche l'existence d'une distinction plus affirmée dans la répartition institutionnelle du travail de contrôle de ces transgressions. Malgré les changements majeurs constatés, l'attention des services de police continue d'être accaparée par les atteintes aux biens et aux personnes alors que les illégalismes de droits - aussi divers et variés soient-ils devenus - restent bien souvent la chasse gardée d'organisations « spéciales », qu'il s'agisse des administrations fiscales, des autorités de marchés financiers, de renseignement financier, de la concurrence, de la transparence de la vie publique, de prévention de la corruption, de surveillance des marchés publics, de protection de l'environnement, de contrôle sanitaire ou encore de l'inspection du travail pour n'en citer que quelques-unes.

Les décisions émanant de cette constellation d'agences spécialisées se situent en amont du réseau police-justice et constituent à cet égard un filtre puissant dans le traitement des illégalismes de droits car nombre de ces instances sont parvenues à autonomiser leur espace respectif d'action. Leurs représentants entretiennent ainsi un rapport soutenu mais ambigu avec les acteurs traditionnels du système pénal dans la mesure où ils sont à la fois en position de leur signaler des situations infractionnelles tout en jouissant souvent de compétences comparables, que ce soit en matière d'opportunité des poursuites ou même de jugement. Disposant de statut et de mandat extrêmement variés, ces instances spécifiques bénéficient donc d'un pouvoir discrétionnaire très étendu - y compris dans le domaine pénal - dans le choix de résoudre leurs dossiers strictement en interne, de recourir aux ressources policières pour y parvenir ou encore de les transmettre à la justice. Chargées de contrôler un milieu professionnel ou un type d'activité, elles ont de surcroît accès à des mécanismes de régulation et de sanction qui sont loin de se résumer uniquement à la voie pénale. 

Malgré le rôle crucial et la multiplication sans précédent de ces différentes agences spécialisées depuis les années 1970-1980, très peu d'études leur ont été consacrées à proprement parler. Pourtant au cœur de la gestion des divers illégalismes de droits traversant de part en part la société, leur mode de fonctionnement demeure relativement méconnu si ce n'est opaque, rendant d'autant plus nécessaire et urgent leur investissement par les sciences sociales. 

Cet appel à propositions vise précisément à combler ce vide en contribuant empiriquement et théoriquement à améliorer la compréhension de leurs logiques de recherche et de qualification des situations irrégulières, de leurs interactions avec les acteurs régulés et de leur coordination avec les autorités judiciaires pour l'appréciation de l'opportunité des poursuites (Lascoumes, Nagels, 2014, 271). Quels sont les modes de surveillance et de règlement privilégiés par de telles agences spécialisées ? Comment évaluent-elles ce qui relèvent ou non du droit pénal et ce qui doit ou non être transmis à la justice ? Comment les magistrats se saisissent-ils des affaires qui leur parviennent et ce, jusqu'à un éventuel procès pénal ? Quels sont les modes d'articulation possibles entre les pratiques de contrôle et d'enquête de ces agences et celles d'acteurs policiers mobilisés sur les mêmes dossiers ? Quelles relations de travail entretiennent-elles plus généralement avec les acteurs traditionnels du système pénal et avec leurs homologues nationaux et internationaux d'autres agences spécialisées ? Quels types de professions et de trajectoires professionnelles sont représentés au sein de ces agences ? Dans quelle mesure ces dernières participent-elles à redessiner les contours de l'économie générale des illégalismes propres à nos sociétés contemporaines marquées par la relative « démocratisation » des illégalismes de droits ? Quelles en sont les retombées en matière d'(in)égalité de traitement entre individus et entités ? Ouvert à des contributions issues de disciplines académiques et d'approches méthodologiques et théoriques différentes, ce numéro spécial a donc pour objet d'éclairer les manières de faire de cette multitude d'organismes ayant un rôle-clé dans la gestion des illégalismes de droits. Si les recherches portant directement sur les agences de contrôle spécialisées sont évidemment attendues, celles consacrées aux institutions policières et judiciaires amenées à interagir avec ces agences, ou aux personnes (physiques ou morales) amenés à être contrôlées par ces agences, sont également les bienvenues. 

 

Bilinguisme

Les propositions d'article peuvent être soumises en anglais ou en français. 

 

Les propositions de contribution 

La taille attendue pour un article se situe entre 8 000 et 15 000 mots, soit entre environ 45000 et 85000 signes. Les articles doivent se conformer aux règles de présentation de la revue qui peuvent être consultées à l'adresse suivante : http://champpenal.revues.org/13

 

Soumission des articles

Un titre et résumé de la proposition d'article doivent être soumis au plus tard le 15 janvier 2017 (environ 500 signes). 

La proposition d'article doit être soumise au plus tard le 1er avril 2017.

Dans les deux cas, merci de faire parvenir les textes aux deux adresses suivantes : 

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Bibliographie

ACOSTA F. (1988), A propos des illégalismes privilégiés. Réflexions conceptuelles et mise en contexte, Criminologie, 21, 1, 7-34.
DOI : 10.7202/017256ar

AGUILERA T. (2012), Gouverner les illégalismes. Les politiques urbaines face aux squats à Paris, Gouvernement et action publique, 3, 101-124.

AMICELLE A. (2013), Gestion différentielle des illégalismes économiques et financiers, Champ pénal, vol. 10.
DOI : 10.4000/champpenal.8403

AMICELLE A. (2014), 'Deux attitudes face au monde'. La criminologie à l'épreuve des illégalismes financiers, Cultures & Conflits, 94-95-96, 65-98.
DOI : 10.4000/conflits.18890

FAVAREL GARRIGUES G. (2007), La police des mœurs économiques de l'URSS à la Russie, Paris, Cnrs-Editions.

FISCHER N., SPIRE A. (2009), L'Etat face aux illégalismes, Politix, 87, 7-20.
DOI : 10.3917/pox.087.0007

FOUCAULT M. (1975), Surveiller et punir, Paris, Gallimard.
DOI : 10.14375/NP.9782070729685

LASCOUMES P. (1986), Des erreurs, pas des fautes, Paris, CESDIP.

LASCOUMES P. (1996), L'illégalisme, outil d'analyse, à propos de Surveiller et punir de Michel Foucault, Sociétés et représentations, 3, 78-84.

LASCOUMES P., NAGELS C. (2014), Sociologie des élites délinquantes. De la criminalité en col blanc à la corruption politique, Paris, Armand Colin.

NAGELS C. (2009), L'articulation entre le pénal et l'administratif: le cas de la fraude sociale. Droit pénal des entreprises, 2, 121-131.

NAGELS C. (2013), Les grandes entreprises et les instances étatiques de lutte contre la fraude sociale : le jeu du chat et de la souris, Champ pénal, vol. 10.
DOI : 10.4000/champpenal.8445

SPIRE A. (2009), Echapper à l'impôt, la gestion différentielle des illégalismes fiscaux, Politix, 87, 143-165.

SPIRE A. (2012), Faibles et puissants face à l'impôt, Paris, Raisons d'agir.

SPIRE A., WEIDENFELD K. (2015), L'impunité fiscale. Quand l'Etat brade sa souveraineté, Paris, La Découverte.


Dossier coordonné par Anthony Amicelle et Carla Nagels